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70 ans

Je me suis dit d’abord : comment je vais faire pour avaler ça ? Ça signifiant : cet âge-là. Puis j’ai pensé : Mais pourquoi serais-je obligée de l’avaler? J’ai assez de 3 repas par jour, J’ai l’estomac plein de tout ce qu’il faut que j’ « avale » pour vivre.
Donc, inutile, vraiment, d’essayer d’avaler l’idée.
Mais c’est 70 ans, quand même. C’est impressionnant.
Je n’en sens rien, à vrai dire, c’est seulement l’idée qui est dérangeante.
Elle flotte autour de moi, je la porte, je la lance, je tourne autour, elle est là. La vieille affaire, la vieille chose informe, la vieille cochonnerie.
Je l’ai vue dès mes trente ans. Elle avait 30 ans, à ce moment-là. 30 ans, c’était difficile à envisager. Déjà. Ça signifiait quitter l’enfance, devenir sérieuse, s’engager, être emportée dans le tourbillon, submergée par l’eau du tsunami du temps qui passe.
Précocement vieille, on pourrait dire. Précocement préoccupée par le fait de vieillir, on pourrait surtout dire.
Alors, l’idée du 70 ans, j’y reviens.
J’essaie de la poser à côté de moi sur le banc ou je suis assise, et j’ai envie de me sauver et de la laisser là, toute seule, à se désintégrer, la vieille affaire racornie, qui prend de la vigueur à mesure que je la nourris.
70 ans.
Je suis assise à côté de l’idée maintenant. Je l’ai déposée comme on dépose une reine, un président américain ou une patate.
Bon.
Quand les gens me regardent, ils la voient plus que moi. Et ils me voient plus que je me vois.
Moi, je ne sens rien. Je ne vois rien, sauf si je me regarde dans la glace.
Oh, bien sûr, il m’arrive d’avoir des trous de mémoire, mais j’oublie le nom des gens que je rencontre, les dates, depuis toujours. Mon toujours à moi, s’entend. Qui dure depuis 70 ans. Et oui, bien sûr, mon cou a changé d’aspect, surtout quand je le regarde avec des verres. Mais il faut aimer être étourdie pour se regarder dans la glace avec des verres de lecture.
L’âge ne sonne pas vrai, trouvez-vous? C’est une convention, une organisation arithmétique, mathématique, culturelle, temporelle. Le fait est que, sur l’échelle du temps, on ne peut saisir que le moment présent.
Là, tout de suite, sur ce banc, j’ai 70 ans, mais je ne les sens pas. C’est comme le réchauffement climatique. Les gens n’y croient parce qu’il se produit à une échelle plus grande que celle qu’ils sont capables de sentir – d’où l’utilité de la science, qui met ensemble des données peu perceptibles à notre échelle, mais qui n’en sont pas moins vraies.
J’ai 70 ans, donc, comme nous avons un réchauffement climatique. Imperceptible par mes sens, mais réel.
OK.
À côté de moi, l’idée se dissout, disparaît. Il n’en reste qu’une poussière. Qui vole au vent.
Et je me lève de mon banc de parc. Pour ceux qui regardent, je disparais de cet espace-temps. J’emporte mes 70 ans. Légère. De belle humeur.
Réconciliation.