Monthly Archives: août 2017

Salle d’attente

J’attends. Je suis assise dans la salle d’attente d’un hôpital et j’attends. Les chaises sont toutes occupées par des gens qui attendent, et j’attends moi aussi.

Un vieil homme courbé se promène avec une poubelle, en respirant fort, mal. Je crois qu’il a envie de vomir. Je comprends ceux qui veulent mourir chez eux, ils évitent les poubelles ambulantes et les crachats sonores.

Dans cette salle, deux jeunes femmes attendent aussi. Légères. Elles rigolent, elles lisent. L’une verra un médecin, l’autre l’accompagne, ce n’est rien de grave. Rien du tout. Même ici, elles édifient leur vie. Cette salle n’est qu’un détour rapide sur leur chemin. Pour moi, c’est une destination.

Et, je ne sais si c’est à cause du lieu ou de mon état, mais j’ai l’impression que ma vie s’effrite. Auparavant, mes rêves, mes perceptions formaient un dessin clair, aux lignes fermes qui s’élevaient en lignes droites ou spiralées, qui formaient une image à multiples profondeurs, à multiples mouvements, continus pour la plupart. Mais à présent, ici, maintenant, ce dessin s’émiette. Je n’arrive plus à le voir, à le remettre en place, à en faire adhérer les parcelles. Et ma vie perd son but, ses buts. D’où la pensée qu’il est inutile désormais de vouloir apprendre, faire des projets, entreprendre de nouvelles amitiés, de nouvelles amours, de nouvelles relations. Je n’aurai pas, je n’aurai plus le temps.

Quand on est vieux, il me semble qu’on a moins de valeur. Qu’on est jetables ; que, comme de vieux draps, on achève notre vie utile. Vie utile. Vie utile. Moi qui ai toujours voulu être utile, je comprends pourquoi j’ai du mal à accepter la vieillesse qui vient. Je ne saurai pas quoi faire de moi quand je serai devenue totalement inutile. Quand on est inutile, on doit disparaître, il me semble. Je suppose que, si je me rends là, le travail que j’aurai à faire sera de l’accepter. Accepter cette extrémité de la vie, comme l’autre. On était totalement inutiles, aussi, quand on était bébé. Dépendants des autres, totalement dépendants. Totalement dépendants.

Dans cette salle où j’attends, une femme tousse pour cracher le mucus épais qu’elle a au fond de la gorge, et ma vie s’effrite. Je crois que, si je deviens vraiment malade, je prendrai de la morphine pour mourir rapidement et sans douleur.

Mais quand je ne pense pas à la vieillesse, je n’ai aucun mal à l’accepter parce que je ne la sens pas, même si je la vois dans les yeux des autres. Quand on dort, on dort, c’est sans conscience. Et sans mal.

Il ne faut pas rester trop longtemps dans les salles d’attente des hôpitaux. La vie s’y effrite trop vite.

Journée gris-argent

Costa Rica, côte du Pacifique, mai 2017

Le vieil homme

Il vieillit encore, le vieil homme.

II n’a plus faim. Il n’a plus soif de café, de jus, de coca-cola, de bière, de vin, de cognac ni d’eau.

Il n’a aucune soif, sauf celle de parler avec des amis, d’être avec des amis. Mais cette soif-là est immense, insatiable. Avant l’arrivée des amis, il est couché. Quand les amis sont là, il est assis et il mange. Un peu. Et il a de l’humour et il rigole. Et il me fait rire.

Il parle de ce qui se passe en lui, de cette nouvelle étape de sa vie.

Cette présente étape, qui survient à la suite de toutes les autres : celle où il était dans l’armée, celle où il a vécu en Méditerranée pendant six mois sur un bateau, celle où il a appris, celle où il a construit, celle où il a enseigné, celle où il s’est marié, a divorcé, s’est remis en couple deux fois puis s’est séparé. Et celle où sa dernière compagne, avec qui il partageait un quotidien léger, léger, doux, tendre, respectueux, admiratif, est morte.

Il parle de cette étape qu’il vit, durant laquelle les gens au téléphone sont surpris qu’il soit si vieux, étant donné son timbre de voix, si jeune, durant laquelle il regarde ses amis faire son marché pendant que lui boîte d’un comptoir à un autre, ou les attend derrière le volant de sa voiture.

L’étape durant laquelle il regarde les jours naître et disparaître sans pouvoir faire ce qu’il aimait, sauf regarder les jours passer. Durant laquelle il regarde son corps se flétrir, ses intérêts et ses capacités s’amenuiser ; l’étape durant laquelle il réparerait encore tout ce qui cloche, depuis le bouton de la cuisinière jusqu’au moteur du bulldozer, si seulement il pouvait se tenir debout, s’il avait la force de marcher sans canne.

Il vieillit encore, ce vieil homme. Mon ami.

Que j’écoute avec attention, parce que ce qu’il dit est remarquable d’intelligence, de fine observation, d’humour gentil, d’amour sans faille pour le genre humain qui crée ses drames quotidiens avec la régularité d’une horloge millénaire. Le vieil homme qui, à sa façon douce et simple, continue à regarder nos vies avec intérêt, humour et calme.

Ce vieil homme, mon ami, qui vieillit encore.