Monthly Archives: juin 2019

Une splendeur

Catasemum maculatum

Mon frère


C’est pas « mon frère » comme dans « yo, mon frère » que dirait un rappeur. Non, c’est mon frère pour vrai, né de la même mère et du même père que moi, élevé dans la même maison, dans les mêmes conditions, celui né à ma suite, le quatrième de la lignée, le deuxième fils. Né, je crois quand maman était en dépression nerveuse. J’ai, en tout cas, des indices qui me le laissent à penser. 4 enfants en 6 ans pour une petite femme blonde déçue parce que son mari ne l’appuie pas. Fatiguée parce qu’elle a 4 enfants. Déçue parce que l’homme qu’elle a épousé est incapable de la défendre ou de lui accorder un peu de crédibilité sur la façon d’élever les enfants. Lui ne croyait qu’aux punitions, elle était consciente des capacités, mais surtout des incapacités des bébés. 

Eh bien, ce frère, mon frère, quatrième enfant, ne va pas bien. Pas bien du tout.

Lui ne dirait pas ça, mais moi je vous le dis.

Depuis des années, il ne boit que de l’eau distillée, croit que la terre est plate, voit des extra-terrestres auxquels il parle régulièrement (et qui le conseillent), étudie le contre-espace (je ne sais pas ce que c’est, je crois qu’il a inventé le concept), mène des expériences « scientifiques » sur les aimants (qui bonifient l’eau et la terre, dit-il), est complotiste convaincu, me confie en secret que la planète Mars est habitée et professe que les gouvernants mentent et qu’ils ont des plans cachés pour nous posséder tous — là-dessus, ça m’arrive de penser qu’il n’a pas totalement tort.

C’est un peintre de talent qui ne peint plus et qui, durant sa période productive, a toujours exposé dans sa propre galerie (il ne fait pas confiance aux autres), un poète qui a publié ses propres livres (il n’a jamais rien envoyé à un éditeur de sa vie) et n’en pas vendu, naturellement, même s’ils étaient très jolis — je crois qu’il n’en a pas imprimé plus de vingt exemplaires — un « scientifique » dont les travaux, non seulement ne sont pas reconnus officiellement, mais sont tellement importants et majeurs qu’ils sont volés par la CIA (et le FBI, pourquoi pas?).

Ce pour quoi j’y pense aujourd’hui, ce pour quoi j’en parle aujourd’hui, c’est qu’il vient de me rayer de sa vie. 

Je crois que j’étais son seul lien avec la réalité — vous savez, cet état de conscience qui voit des êtres opaques avec des contours nets et sent des odeurs diverses, cet état-là, eh bien, il vient d’y renoncer, je crois, en me rayant de sa vie avec agressivité.

Quand je dis que j’étais son seul lien avec la réalité, bien sûr, je n’en suis pas certaine, je ne vis pas avec lui tous les jours. Mais, depuis plusieurs années, je le vois s’enfoncer dans sa paranoïa, sa solitude, et je me dis que peu de personnes peuvent supporter son contact — sans parler d’apprécier ce contact, bien sûr.

Moi, chaque fois que je le vois ou le rencontre, je mets 2 jours à m’en remettre. Je perçois sa souffrance, sa douleur, sans doute plus profondément que le voudrais et j’en suis remuée jusqu’au fond de mes eaux profondes. Devant lui, en sa présence, je reste légère, de bonne humeur, drôle (mais il ne rit pas à n’importe quoi, cet homme), je recule quand il m’agresse, je me fais gentiment ignorante quand il me parle de ses « découvertes », j’écarte tranquillement ses assertions de complot et je passe à une autre sujet (il le sait, il le sent) mais je sors de ces rencontres si bouleversée que je mets longtemps à m’en remettre. Comme si le sol s’était dérobé sous mes pieds et que je doive attendre patiemment qu’il se reconstitue sous moi.

Et j’ai constamment la sensation, la certitude, qu’il voudrait que je l’approuve que je reconnaisse la valeur de ses « travaux », que je passe à l’ingestion d’eau distillée, et d’eau distillée seulement, et je ne peux pas le faire. Car comment pourrais-je l’approuver quand il affirme que la terre est plate et qu’il y a trois soleils, et que c’est un canular que les Américains se soient posés sur la lune et que l’attaque contre les tours jumelles ait été orchestrée par le gouvernement américain? Comment le pourrais-je, dites-moi?

Il faut dire, c’est important pour expliquer ma réaction à lui, que j’ai décidé, toute petite, de l’aimer et de l’aider. J’ai décidé cela dans un moment où je me suis rendu compte, à tort ou à raison, que personne ne l’aimait à la maison, ni maman, ni papa, ni aucun de mes frères et sœurs. J’avais 7 ans. J’ai retrouvé ce souvenir bien occulté au fond de moi, lors d’une séance de thérapie il y a plusieurs années. Ça m’a expliqué, et bien expliqué, pourquoi je me sentais toujours responsable de lui, obligée de lui venir en aide, de l’écouter, de lui donner du monde une vision différente de celle qu’il a. 

J’ai assumé ce rôle-là depuis que j’ai 7 ans. Et même la révélation de cette résolution que j’avais prise comme petite fille ne m’en a pas libérée. Un peu, mais pas totalement. Au moins, je sais pourquoi j’ai ce lien qui me tire sans cesse quand je le vois, quand je suis en sa présence, quand je pense à lui. Je sais pourquoi.

Mais voilà qu’il vient de me mettre à la porte. C’est son anniversaire aujourd’hui, il a 70 ans, et il vient de me signifier mon congé à demeure. Et j’arrête ici pour aujourd’hui. Le temps de me remettre.

Bon anniversaire, mon frère. Bon anniversaire tout de même.

Je ne sais trop, mais j’imagine que dans plusieurs familles, il y a de ces frères ou sœurs dont l’univers se sépare du nôtre. Cela vous arrive-t-il, à vous?