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Mon frère, suite

Mon frère, suite

Pourquoi m’a-t-il rayé de sa vie? Est-ce sérieux? S’en souviendra-t-il la semaine prochaine?

Je n’en sais rien.

De quelle façon ai-je compris qu’il ne voulait plus de moi  ? C’est assez simple. Je l’ai invité à manger et il a refusé, sous prétexte que, quand je n’en avais pas le goût, je cuisinais mal. Wow! Comment a-t-il pu en arriver à cette conclusion? Quand j’invite des gens, je fais tout mon possible pour que le repas soit bon. La dernière fois qu’il est venu manger, il a sucé le porc effiloché – il est incapable de le mâcher, n’ayant plus de dents, ou presque – et il en beaucoup aimé le goût. Et je préparais déjà mentalement un menu adapté à lui : plus rien de croustillant, de fibreux, d’un peu ferme.

Il y a aussi que, alors que nous étions ensemble au marché public à Sutton, il s’est adressé à des gens en vantant, tout de go, les mérites de l’eau distillée. Ah, l’eau distillée, c’est sa religion. Il en parle à temps et à contretemps, ne boit que cela, me montre chaque fois que je vais chez lui la quantité de matière solide qu’il retire de son eau en la distillant et me promet l’empoisonnement, puisque c’est cette « cochonnerie » que j’absorbe en ingérant l’eau de mon puits… Donc, il s’adressait à 2 personnes, leur présentant l’eau distillée, et je me suis approchée pour voir s’il ne les gênait pas et je l’ai ramené avec moi. Donc, j’ai interrompu son monologue. Ça s’est passé si rapidement que je ne m’en souvenais pas. Eh bien, il me l’a reproché.

Deux raisons, donc, pour me dire tout le mal qu’il pense de moi, mais qui m’apparaissent périphériques par rapport aux raisons fondamentales pour lesquelles il préfère ne plus me voir.

Depuis qu’il est tout petit, depuis son rapport tendu avec maman, en fait, il cherche à se faire rejeter. Entre eux, c’était, non pas la guerre, mais la dépendance affective et l’impossibilité de s’entendre. Comme il n’allait pas très bien à l’école (on lui a diagnostiqué une hypermétropie très tard, trop tard) maman l’aidait pour ses devoirs et ses leçons. L’aider. Façon de parler qui ne reflète pas la réalité. Après une demi-heure de questions et de répétitions, il ne comprenait rien, ne se souvenait de rien ; elle se fâchait, il pleurait, et tout recommençait le lendemain. Elle s’en sentait coupable, sans doute mais, ne comprenant pas ce qui se passait, à court de moyens, elle continuait à vouloir l’aider. Et la même scène se jouait, jour après jour. Malgré cela, c’est ce fils qui lui offrait les plus beaux cadeaux à la fête des Mères. Pour se faire pardonner, j’imagine, ou pour susciter un peu d’amour, cette denrée qui lui manquait cruellement.

De cela, entre autres, est né son rapport avec les femmes. Il a toujours vécu (ou presque) avec des femmes plus vieilles que lui (des personnes remarquables, au demeurant) desquelles il dépendait plus ou moins, parce qu’elles devenaient son agente, son promoteur, son employeur. Certes, travaillait bien. Très bien même. C’est un maître de la couleur. Un jour, il a entrepris de faire des stores sculptés que sa compagne d’alors, décoratrice d’intérieur, ajoutait aux salons et aux chambres des maisons qu’elle redessinait, et c’était magnifique. Absolument magnifique. Il a tout appris des couleurs par lui-même. Seul. Jamais de cours, jamais de professeur. Il est son propre maître. Notamment parce qu’il ne fait confiance à personne.

Autre exemple.

Il a organisé, dessiné et construit, avec une autre de ses compagnes, une galerie de peinture. Magnifique, et là, naturellement, il vendait ses œuvres. Mais il n’en a jamais présenté ailleurs. Jamais.

Bizarre, non? Les chemins ordinaires ne sont pas pour lui. Je crois que c’est tout simplement parce qu’il ne fait confiance en personne. Il rencontre quelqu’un et interprète tout de suite ce qu’il perçoit de cette personne comme hostile à lui, à ses idées, à ses visions. Enfin, il est comme ça maintenant, ça s’est construit avec le temps.

Et, si je reviens à mes moutons…

Je pense qu’il s’isole totalement. Oh, ce n’est pas une décision réfléchie. Il rejette simplement les gens les uns après les autres. Je suppose que si je l’appelle là, maintenant, il me répondra. Mais de quelle façon? Je n’en sais rien. Et je n’en ai pas envie. On me comprendra.

C’est mon frère, je me suis donné comme devoir de lui apporter mon support, mon aide, mon affection dès l’enfance. Est-ce qu’il faut que je laisse  aller cette mission que je me suis imposée?

Il y a toujours des clans dans des familles nombreuses ; nous étions 4, d’âge très rapproché, et, quand nous étions petits, nous étions 3 contre lui.  Mais je me souviens très bien avoir persuadé mon frère et ma sœur aînés de l’intégrer dans notre groupe. Ça a marché. Je me souviens aussi — il était alors adolescent — être allée le voir une nuit de Noël, après le réveillon familial auquel il n’avait pas participé parce qu’il travaillait aux pompes à essence du garage de mon oncle, emploi qui avait sans doute été trouvé par papa. Dans ce lieu à l’éclairage glauque, plein de pièces de voiture, à l’odeur d’huile et de gazoline, au plancher de ciment jaune, il écoutait des chanteurs anglophones, sur un poste américain! Je venais, ébaubie, d’atterrir sur une autre planète.

Idem quand, plus tard, je suis allée à Montréal dans un appartement où il habitait avec un architecte de ses amis, beaucoup plus âgé que lui, qui l’avait pris sous son aile. Je crois qu’il n’y avait pour tout meuble, dans cet immense appartement, qu’un seul sofa brun. Et une odeur très désagréable. Je n’ai pas compris, non plus, le fait qu’il vive avec cet homme plutôt que d’avoir son lieu propre, et l’absence totale de confort. Besoin d’une figure paternelle aimable, oui. Mais dans un lieu vide, pauvre et laid?

Je suis peut-être une bourgeoise gâtée à l’esprit étroit, mais le jour où je me suis retrouvée dans un logis sans meubles, je m’en suis fait. 

Non, décidément, je ne comprends pas de quelle planète il vient. En fait, il faut que je l’admette, j’ai toujours essayé de décoder son univers, mais je n’ai jamais réussi. Quelquefois je joins ensemble des bribes de ce que je perçois, mais ça ne donne pas un portrait valable. Je n’ai pas les connaissances qu’il faudrait. Et je suis trop perturbée.

Ça a donc été difficile pour moi de l’appuyer toutes ces années. Je posais les gestes au hasard, ne sachant quelle réaction j’allais susciter. Mais je continuais à les poser, ces gestes. À l’héberger. À acheter ses peintures, magnifiques, au demeurant. À l’appeler à son anniversaire. À aller le voir. À l’inviter. À l’encourager.

Et lui, il essayait de me dire de quelle façon écrire (!), de faire des rapprochements entre la nature de son esprit créatif et le mien, pour se rassurer, j’imagine. Je ne sais pas.

Je ne sais pas.