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Les journées lourdes

Ma sœur mourait d’une maladie dégueulasse, la sclérose en plaques, mon autre sœur me reprochait de ne pas aller la voir — elle avait raison —, c’était durant les années 90, j’avais cinquante ans, et je n’étais pas bien. Tous les matins, je m’extirpais de la boue visqueuse de mon sommeil, ne sachant de quelle façon j’allais faire ma journée, préoccupée et confuse, mes multiples niveaux psychologiques se chevauchant en se bataillant, me crucifiant dans un mal-être qui ne m’empêchait pas d’écrire (ce qui ne me soulageait pas, contrairement à la croyance populaire), de conduire, de cuisiner et d’aller devant, toujours en avant, pour gagner ma vie. C’était une période durant laquelle j’étais seule. En rupture de couple, d’amour, le ventre assoiffé de chaleur. Autour de moi, je laissais, paraît-il, l’impression d’être forte, déterminée, active, certaine. Ça m’apparaît encore très bizarre.

Ma sœur est morte, j’étais à ses côtés en compagnie de mon autre sœur (nous étions 4 filles dans la famille), elle et moi n’avons pas voulu (selon sa volonté) la faire soigner d’une septicémie qui avait gagné son corps désormais immobile sous les draps, devant un paysage magnifique qu’elle ne voyait plus, préoccupée qu’elle était, dans son délire, des hommes monstrueux qui se cachaient sous son lit. Elle était jolie, avec des cheveux blonds, un nez retroussé, un corps athlétique (avant sa maladie) et des yeux marron intelligents et moqueurs.

Mais triste. Si triste. Presque tout le temps. Et figée dans l’espace, fouettée par tout ce qui passait, même l’air léger. Aujourd’hui, je saurais mieux comprendre son état. Il me semble qu’elle a été dépressive depuis son adolescence, si cela se peut. Chagrine, paralysée, lourde, noire. J’étais trop jeune et ignorante pour la lui suggérer de, la pousser à aller voir si elle faisait une dépression, une vraie. Qui peut se soigner.

Voilà.

Il y a des matins où la lourdeur de ces journées longues, cahoteuses, essoufflantes, douloureuses, avant et après sa mort, et au-delà, me revient en mémoire, surgit en moi comme un souvenir visqueux que je veux arracher de ma peau. Mais je laisse être, et ça disparaît. Et je suis reconnaissante au temps ; il m’a donné la chance de connaître d’autres matins, légers et frais, couleur de printemps.

Apprentissage majeur

Il m’est arrivé d’enseigner l’écriture, ou plutôt d’aider des personnes à écrire des histoires pour la première fois, ou quasi. Ça se passait l’été, dans un cadre enchanteur, près d’un étang où les grenouilles et les crapauds sérénadaient à la brunante. J’avais toujours un petit groupe d’étudiants à ces cours estivaux. Cette fois-là, ils étaient six, je crois, mais peu importe.

Au début de la semaine, j’arrivais sans idée préconçue, je n’imposais rien aux « élèves », j’allais selon ce qu’ils voulaient faire, utilisant leurs idées ou leurs désirs pour les guider à travers les étapes de leur création. Je ne voulais pas imposer de sujet ou de forme, les étudiants pouvaient élaborer un dialogue, une histoire, un poème, selon ce qui leur venait.

Cette année-là, il venait de se passer une de ces tragédies comme on en voit souvent aux É.-U.. Un forcené était entré dans un Macdonald (imaginez!) plein de monde et avait tiré sur la foule, faisant plusieurs morts avant d’être lui-même abattu.

L’idée nous est venue alors, et fut acceptée par tous, que chacun écrive l’histoire d’un personnage qui se retrouvait ce matin-là, à ce Macdonald précisément, et se faisait tuer. Ouais. Acceptée par tous, je vous dis, l’idée. Et moi, écrivaine de métier, je m’étais donné comme mandat d’écrire l’histoire du tueur.

Les sessions de travail ont commencé ; de jour en jour, les personnages se dessinaient. Je me souviens entre autres, de cette jeune femme devenue mon amie depuis, qui, dans sa vie, travaillait à un restaurant; elle avait imaginé un personnage de serveuse fatiguée, qui souhaitait sortir le plus vite possible de ce restaurant bondé et bruyant. Choix judicieux, puisqu’elle connaissait la matière de base, le tissu constitutif de la personnalité de son héroïne.

Nous avancions pas à pas, à travers les difficultés de cet apprentissage (ce n’est pas simple, écrire, pour des gens qui ne l’ont jamais fait, et qui n’ont pas confiance d’avoir l’intelligence et les connaissances nécessaires à l’exercice), jusqu’à ce qu’une difficulté majeure se présente, difficulté que chacun a éprouvée au plus profond de soi.

Personne ne voulait faire mourir son personnage. Personne – sauf moi, qui ai, par rapport à mes « créations » un rapport moins étroit. Et pourtant, cela faisait partie de l’entente de base : un personnage, ce matin-là, au Macdonald, se faisait tuer. Mourait. Perdait la vie. Point. Chacun a essayé de négocier avec lui-même, avec moi, avec n’importe quoi, que son personnage, le seul peut-être, survive, même amoché, même pour quelques années…

Ça m’étonne encore.

On dirait qu’il y a peu de gens qui acceptent leur mort à l’avance. Qui y pensent, qui y consacrent du temps, une méditation, une attention, même quelconque. La mort est pourtant une des composantes majeures de ce phénomène incroyablement puissant qu’est la vie. D’ailleurs, elle n’est pas le contraire de la vie, c’est la naissance qui l’est. La mort n’est que la transformation de la matière dont nous sommes constitués ; notre mort, c’est la vie qui change de support, tout simplement.

J’ai refusé tous les atermoiements et j’ai obligé, exercice salutaire, mes étudiants à agir selon ce qu’ils avaient décidé, c’est-à-dire faire mourir leur personnage sous les balles du tueur.

Quand on a lu les textes les uns après les autres, à la fin de la semaine, il y a eu un grand silence. Un silence, non pas de désespoir — cette étape était franchie — mais de retour sur soi, d’acceptation, de douceur. Au-delà de la tristesse, il y a la joie. Tranquille, cette joie. Éphémère aussi, bien sûr, comme nos vies.

Le vieil homme

Il vieillit encore, le vieil homme.

II n’a plus faim. Il n’a plus soif de café, de jus, de coca-cola, de bière, de vin, de cognac ni d’eau.

Il n’a aucune soif, sauf celle de parler avec des amis, d’être avec des amis. Mais cette soif-là est immense, insatiable. Avant l’arrivée des amis, il est couché. Quand les amis sont là, il est assis et il mange. Un peu. Et il a de l’humour et il rigole. Et il me fait rire.

Il parle de ce qui se passe en lui, de cette nouvelle étape de sa vie.

Cette présente étape, qui survient à la suite de toutes les autres : celle où il était dans l’armée, celle où il a vécu en Méditerranée pendant six mois sur un bateau, celle où il a appris, celle où il a construit, celle où il a enseigné, celle où il s’est marié, a divorcé, s’est remis en couple deux fois puis s’est séparé. Et celle où sa dernière compagne, avec qui il partageait un quotidien léger, léger, doux, tendre, respectueux, admiratif, est morte.

Il parle de cette étape qu’il vit, durant laquelle les gens au téléphone sont surpris qu’il soit si vieux, étant donné son timbre de voix, si jeune, durant laquelle il regarde ses amis faire son marché pendant que lui boîte d’un comptoir à un autre, ou les attend derrière le volant de sa voiture.

L’étape durant laquelle il regarde les jours naître et disparaître sans pouvoir faire ce qu’il aimait, sauf regarder les jours passer. Durant laquelle il regarde son corps se flétrir, ses intérêts et ses capacités s’amenuiser ; l’étape durant laquelle il réparerait encore tout ce qui cloche, depuis le bouton de la cuisinière jusqu’au moteur du bulldozer, si seulement il pouvait se tenir debout, s’il avait la force de marcher sans canne.

Il vieillit encore, ce vieil homme. Mon ami.

Que j’écoute avec attention, parce que ce qu’il dit est remarquable d’intelligence, de fine observation, d’humour gentil, d’amour sans faille pour le genre humain qui crée ses drames quotidiens avec la régularité d’une horloge millénaire. Le vieil homme qui, à sa façon douce et simple, continue à regarder nos vies avec intérêt, humour et calme.

Ce vieil homme, mon ami, qui vieillit encore.

Ascenseur pour le paradis

Mon rêve de la nuit dernière m’a amenée dans un bâtiment que je connais bien, pour y être allée plusieurs fois. Il est en béton, immense, c’est à la fois une manufacture, une école, un pensionnat et un hôtel. Il y a l’entrée, vide sauf pour un comptoir vétuste où personne n’attend personne, puis il y a un un couloir bétonné, usé, ni très sale ni très propre, plein de graffitis, qui mène à un ascenseur.

Cet ascenseur, je le connais trop, j’en rêve depuis que j’ai été pensionnaire dans un couvent dont je suis sortie il y a quelque cinquante ans. Les murs de sa cage sont jaune-verdâtre ou vert-jaunâtre, au choix, sales, couverts de traînées de liquide rouillées, séchées depuis des générations. Il y règne une odeur de renfermé, de poubelle lointaine, si désagréable qu’elle en fait presque oublier les bruits inquiétants des montants et des câbles, qui s’usent en grinçant les uns contre les autres. Vétuste, grillagé, l’ascenseur est trop grand ou trop petit et son plancher peut avoir des trous. Dans mes rêves, pour me transporter, il se déplace autant à l’horizontale qu’à la verticale, parcourant un grenier, puis un toit, puis revenant à l’intérieur pour aller se poser de travers, trop bas, dans l’entrée de l’hôtel au énième étage, où rien, mais rien du tout, n’attend les clients.

Ma chambre, — je m’y rends seule, je connais bien les lieux — a un seul grand lit avec un couvre-pied rouge-rosé des années cinquante, sur lequel je dépose mon sac à main – bien actuel, celui-là.

Je reçois un message — de quelle façon, je ne le sais pas — qui m’apprend que quelqu’un m’attend en bas. Oui, c’est vrai, j’ai rendez-vous avec une amie. Ouache, il me faut reprendre l’ascenseur. Je sors de ma chambre pour m’y rendre, mais il n’est plus dans sa cage, la cage même a disparu, et je dois monter quelques étages et arpenter des couloirs pour tout retrouver, pas rassurée du tout d’avoir à redescendre dans cette chose insensée et bringuebalante pour rejoindre mon amie.

Elle m’attend à la réception — toujours vide de personnel et de meubles — avec un dossier épais duquel nous devons discuter. Nous décidons qu’il vaut mieux aller parler ailleurs, mais juste au moment de sortir, je me rends compte que j’ai oublié mon sac à main dans la chambre. Ouache, ouache. Je rebrousse chemin vers mon hôtel, naïvement sûre de retrouver le chemin de ma chambre — puisque je l’ai quittée presque sans encombre, je devrais être capable d’y retourner. Mais le couloir est si long, il a tant dédales nouveaux, mes repères sont si flous dans ma mémoire que je mets un temps incalculable à seulement atteindre le foutu ascenseur et à peser sur la commande qui doit l’amener jusqu’à moi. Il arrive à regret, se pose, s’ouvre, geignant de toutes ses ferrures, se déhanchant de tous ses câbles.

Je soupire, impatiente, inquiète, angoissée. Mon amie ne m’attendra sûrement pas, il a fallu trop de temps, seulement pour me rendre ici, on n’en demande pas tant à ses amies, si on veut qu’elles nous gardent dans leur cœur… Mais je revois mon sac à main que, d’ailleurs, j’ai été imprudente de le laisser ouvert, sur le lit…

Pendant que l’ascenseur monte — ou descend, je ne sais plus, en tout cas il bouge — mes images intérieures ont des ratés, se figent, et l’ascenseur hoquette. Suis-je encore dans mon rêve ? Euh… Ma conscience, mon inconscience hésitent un instant. Puis, peu à peu, j’émerge des profondeurs, je reviens en surface, ouf, je me réveille. Enfin. L’odeur de l’ascenseur flotte dans mes narines plus longtemps que son image vert-jaunâtre au fond de mes yeux.

Quand j’étais enfant, j’avais imaginé qu’on prenait un ascenseur pour aller au ciel ; eh bien, si le ciel existe, je suis certaine que je le gagne à me promener dans cet ascenseur de mes rêves, aussi vieux que l’idée de Dieu, aussi rouillé qu’un sermon dominical, aussi dangereux qu’une religion dont il faut suivre les dictats à la lettre. Amen !

Les fantômes de ma cuisine

La recette de pâtes carbonara que je fais, je l’ai apprise d’un de mes ex ; crème, oeuf, jambon, parmesan… je pense à lui toutes les fois que je la fais. De même que je pense à lui quand j’apprête des mets chinois; on avait passablement écumé et essayé les recettes de mon livre, il y a de cela des années. Ma recette de biscuits frigidaire est celle de maman, de même que celles de mon gâteau vanillé et de mon gâteau chocolat, que je connais par coeur. Sans compter les confitures de toutes sortes, le poulet farci, la dinde de Noël et les pommes de terre pilées – je pourrais en ajouter, mais vous avez compris que j’ai appris à cuisiner avec maman et qu’elle regarde souvent par-dessus mon épaule quand j’utilise ma planche à découper. Mes crêpes, cependant, sont grandement inspirées par celles que me servait une amie que j’ai perdue ; je fais moins souvent de crêpes ces années-ci et je sais pourquoi. L’odeur du pain me ramène à ma grand-mère et à ma tante Dolorès qui, pour se libérer des demandes et de l’humeur harangueuse de sa mère une fois pas semaine, faisait son pain dans le sous-sol de leur maison. Journée tranquille que celle du samedi, pour elle. Journée tranquille. On imagine ce qu’étaient les autres.

Je fais souvent de la salade de betteraves parce que mon compagnon les adore (les betteraves plus que mes salades, d’ailleurs), je le laisse acheter des cretons parce que la recette de grand-maman était remarquablement étrange et repoussante, je cuisine des salades de tomates, dans lesquelles je tranche les tomates et les concombres très minces, comme m’a montré à le faire une amie excellente cuisinière que j’ai depuis 40 ans et, ces jours-ci, je fais du granola comme l’aime mon petit-neveu de trois ans, pour qui c’est le meilleur dessert et la meilleure collation au monde.

Ainsi, ma cuisine m’amène du plus profond des racines de mon histoire jusqu’à celle qui s’écrit aujourd’hui, qui s’écrira demain.

À quoi tu penses ?

Ah, la terrible question. Qui n’a pas eu envie de la poser des centaines de fois par jour, par mois, par année ?
Quand j’étais une jeune amoureuse, j’étais inquiète. Très inquiète. Et si mon amoureux ne m’aimait plus, soudainement ? Et si, quand il reposait près de moi après l’amour, il ne pensait pas à moi, mais à une autre ? Et s’il s’ennuyait ? Et s’il voulait partir ? Dans un pays étranger par exemple ?
J’étais, je le sais maintenant, une amoureuse ignorante, angoissée (qu’on se rassure, pas à toute heure du jour et de la nuit !), mais silencieuse. Je ne posais la question « À quoi tu penses ? » que si je me sentais bien, si je le sentais bien, si… Pas souvent, en somme.
Ce qui m’a rappelé la fichue question et sa charge angoissée de jadis, c’est que je l’ai posée l’autre jour à mon amoureux.
On finissait de manger, on n’avait pas beaucoup parlé, je le sentais ailleurs, je ne sais où, mais ailleurs. Il réfléchissait, ou il faisait des listes dans sa tête, ou…
« Où t’es rendu ? » que je lui ai demandé — ce qui signifie, vous l’admettrez, la même chose que le fatidique : À quoi tu penses ?
Il lui a fallu quelques secondes pour se ramener devant moi, au présent, et il m’a défilé une liste de dimensions diverses de clous et de vis qu’il devait se procurer, son inquiétude sur les épaisseurs de papier sablé et sur l’intensité des LED qu’il voulait acheter, quelques interrogations sur des fils d’ordinateur qui nous manquent, un questionnement sur les chargeurs de batteries 9 volts…
J’étais, moi, déjà ailleurs.
Finalement, je ne regrette pas d’être restée silencieuse à côté des jeunes amoureux de ma jeunesse. Quoique… je serais peut-être meilleure en menuiserie aujourd’hui, qui sait ?

L’homme-orchidées

L'homme-orchidées à l'oeuvre

L’homme-orchidées à l’oeuvre

Il est si grand que j’ai le cou cassé quand je le regarde dans les yeux, il parle bas, en hésitant, d’une voix, d’une énergie retenues. Il bégaie un peu, mais on retient son souffle pour l’écouter jusqu’au bout de ses phrases. C’est qu’il parle d’orchidées. D’orchidées, tout le temps.

Chez lui, il en a pas moins de 20 000. Minuscules, petites, moyennes, moyennement grosses, très grosses, très rares, rares et moins rares, qui viennent du Brésil, du Pérou, du Mexique, mais surtout du Costa Rica. Il y en a 1400 espèces dans ce pays-ci. 1400 ! – Mon amoureux pense qu’il va devoir agrandir le toit ombragé sous lequel je mets les miennes. Il considère qu’à quelque cinquante plants, je suis loin du nombre de fleurs que je voudrai avoir, faire fleurir, admirer, connaître. Mais cela est une autre histoire.

L’homme-orchidées, cet Allemand égaré au Costa Rica, qui parle espagnol, allemand et anglais – mieux espagnol qu’anglais d’ailleurs -, cultive des orchidées chez lui, les divise, les installe, les vend, mais en a toujours de plus en plus. Chaque fois que je vais chez lui, il a une nouvelle serre, un nouvel espace pour en mettre de plus petites, de plus grosses, de nouvelles variétés issues de croisements volontaires ou non, d’autres, plus, encore plus. Il est atteint d’orchidomanie, une maladie aussi rare que contagieuse.

Et il vous identifie les plants et les fleurs en latin, et il invente des noms latins pour ses nouveaux croisements. Et il essaie de vendre. Je ne sais si ses affaires vont bien, je sais seulement que, quand on achète, il est très gentil, si gentil qu’il vous en donne une en cadeau, qu’il vous écrit les noms parce que vous voulez les apprendre (quelle tâche impossible) et que, le bouquet — c’est le cas de le dire —, c’est qu’il vient les installer chez vous en les accrochant aux arbres de votre environnement.

Mon amoureux peut se calmer, au nombre d’arbres que nous avons ici, il n’aura pas besoin de me construire un nouvel espace à orchidées, il n’aura qu’à me procurer des échelles pour que je puisse les installer à la même hauteur à laquelle l’allemand les installe. Et je serai heureuse.

Et ça va fleurir, un jour!

Et ça va fleurir, un jour!

Photos : C. Gingras

Presque rien

Or il advint que,
après avoir connu
un homme qui la battait
un autre qui l’humiliait
puis un autre radin, égoïste,
infidèle, profiteur, menteur, fuyant, voleur,
elle en rencontra un
simple, tranquille, gentil,
qui l’aimait, simplement.
Ainsi, après avoir été
battue, humiliée, blessée, trompée,
dépouillée, volée, triturée,
malaxée, pliée et repliée,
défaite, décousue, désemparée,
confuse, embrouillée, désordonnée, entortillée
déconfite, foudroyée, écrasée
elle connut la confiance, la sérénité, la tranquillité,
l’assurance, la sérénité, la joie,
ce presque rien du tout qui s’appelle le bonheur
et put mourir heureuse
oubliée, perdue, sereine.

De gomme à effacer et de confiture au cassis

J’ai l’impression de ne rien faire de mes journées, et pourtant je cours tout le temps. Par exemple, ce matin.
Je remplissais un formulaire de Revenu Québec qui demande de donner des numéros, des relevés de revenus et des dates, des dates, des dates que je dois chercher dans des dossiers. Des dates que je ne trouvais pas ; par exemple, la date du début de mes opérations comme petit fournisseur de… Je vous fais grâce des détails. J’ai donc demandée ladite date au préposé de Revenu Québec, et l’ai inscrite au plomb sur le formulaire que j’avais trouvé en ligne et imprimé.
Quand j’ai voulu effacer cette date écrite au plomb pour la mettre à l’encre, au propre, j’ai utilisé une gomme à effacer si vieille qu’elle a fait une grosse tache sur le papier. J’ai donc cherché donc une gomme plus neuve pour effacer cette tache, gomme que je n’ai pas trouvée – est-on surpris?- là où je la mets habituellement.
J’ai voulu utiliser l’efface au bout de mon crayon, mais elle était trop sèche, celle-là aussi. J’ai donc cherché les crayons neufs, j’en ai habituellement une boîte dans mon bureau. Mais sans doute pas dans ce bureau-ci, parce que je n’ai pas trouvé la boîte en question.
Pas de problème, que je me suis dit, j’ai toujours un crayon dans mon sac à main.
Je descends au rez-de-chaussée chercher ledit sac. Pendant que je cherche – l’ai-je laissé dans l’entrée?-, on frappe à ma porte.
J’ouvre. C’est Sofia, la petite voisine, 6 ans, qui veut que je lui dise où elle peut trouver une couleuvre sur mon terrain – son frère est venu il n’y a pas une heure me montrer le spécimen agité qu’il venait d’attraper. Je lui offre plutôt de goûter la confiture de cassis que j’ai faite ; elle met le nez dans ma marmite pleine, et elle comprend enfin pourquoi j’avais cueilli autant de cassis hier.
Le téléphone sonne, je réponds tout en sortant un contenant de l’armoire, dans l’idée de donner un peu de confiture à Sofia. Elle tient le plat, le colle contre la marmite, je le remplis à moitié, dépose la grande cuiller dont je me servais et continue à parler au téléphone. Elle ne détache pas le contenant de la marmite, je comprends qu’elle veut plus de confitures, j’en ajoute, j’en ajoute… Elle ne détache son contenant que lorsque je l’ai rempli à ras bord et y installe le couvercle.
Mon téléphone se termine, je laisse partir une Sofia toute contente, en lui demandant de me rendre mon plat quand elle et sa famille auront terminé la confiture.
Je reste près de la porte un instant, me demandant ce que je venais faire au rez-de-chaussée.
Tant qu’à y être, je vérifie le pain et, sans me rappeler pourquoi j’étais descendue, je remonte à l’étage. Sans mon sac à main.
De retour à mon pupitre, j’y retrouve ma feuille, ma tache, ma vieille gomme à effacer, que je précipite à la poubelle – après vingt ans, ce n’est pas du gaspillage – et me rassoit.
Sans gomme à effacer qui soit utilisable.
Je soupire.
Me souviens que je dois trouver mon sac parce que j’ai besoin d’un bonne gomme à effacer…
Je regarde autour distraitement, histoire de digérer le fait d’être forcée à redescendre et, ô miracle, je vois la ganse de mon sac à main qui dépasse de sous mon pupitre.
Wow!
Je récupère mon sac, y trouve un crayon automatique avec une belle gomme toute neuve… mais inefficace. La tache est moins foncée, mais toujours présente. Tant pis, le fonctionnaire qui étudiera mon dossier devra l’accepter. C’est mieux qu’une tache de confitures de cassis. Et puis, dans une maison avec des enfants qui surgissent à n’importe quelle heure, des confitures, de la peinture, des comptoirs qui manquent, un potager à désherber, des corrections à faire sur des textes, des amies dont le courriel vient de se faire pirater et un orage qui menace d’éclater, on ne peut pas s’attendre à ce que les papiers soient d’une propreté impeccable.

Je finis de remplir le formulaire, cherche où je dois l’envoyer, ne trouve pas, rappelle à Revenu Québec (c’est le quatrième préposé auquel je parle en deux jours) pour me faire dire que l’adresse en question est en haut dudit formulaire, me sens idiote, m’excuse, le préposé me demande comment j’ai répondu à la question 2,4, je regarde, on s’explique longuement – j’essaie de comprendre ce qu’il veut -, finalement, sans que j’aie compris vraiment de quoi il s’agit, j’ai donné à 2,4 la réponse qu’il fallait dans les circonstances et dans ma situation. Ouf.
Plie le formulaire, trouve une enveloppe, un timbre, oublie de photocopier le document, rouvre l’enveloppe, change de timbre…
Ainsi, la journée passe et j’ai l’impression de n’avoir rien fait du tout. Mais ça sent le cassis dans la maison. C’est au moins ça de pris.

Les revenants

Il y a quelque temps, j’ai eu un appel téléphonique, et c’est allé comme suit:

– C’est Maryse?
– Oui.
– Maryse, c’est Denise.

J’ai eu quatre secondes d’hésitation, puis j’ai reconnu la voix, basse et graveleuse, un peu traînante.

– Vous me reconnaissez?

Elle me dit « vous »?

– Oui. Bonjour Denise, ça va?
– Je me demandais, pour la maison, est-ce qu’il est resté de l’argent, quand vous l’avez vendue?

Oh boy! La maison… La maison de notre Fondation (compagnie enregistrée dont elle faisait partie), qu’elle habitait. Et de laquelle nous avons dû lui demander de partir il y a plus de trente ans. Je n’ai pas parlé à cette Denise depuis, et elle me pose la question comme si elle venait de débarquer d’une planète du système solaire où le temps ne coule pas, où ce qui s’est passé avant notre naissance est figé, immuable et à portée de main.

J’hésite. De grands pans de souvenirs me reviennent en mémoire par à-coups. J’essaie de tirer le fil de cette succession d’images disparates perdues au fond de mon coffre à souvenirs.

– Euh… Non, il n’est pas resté d’argent. Même que nous avons dû payer une différence, je crois, parce que nous ne l’avons pas vendue suffisamment cher pour rembourser l’hypothèque.
– Je ne comprends pas, proteste Denise. Je n’ai jamais emprunté sur la maison, je vivais avec ce que me rapportait…

Et de m’expliquer de quelle façon et avec quel argent elle vivait dans le temps – elle me donne même les sommes en question. La mémoire me revient lentement, parcimonieusement.

– Je ne me souviens pas exactement. Je sais seulement ce que je t’ai dit, que nous avons dû payer.

Elle continue à se défendre, à réclamer:

– Qu’est-ce qui s’est passé avec l’argent? Je vis avec presque rien…

Ah! Voilà la raison de son appel. Elle veut l’argent auquel elle pense avoir droit. Qu’elle pense lui appartenir. Heureusement que j’ai le récepteur téléphonique bien en main, je l’échapperais.

Je répète :
– Je suis certaine qu’il n’est pas resté d’argent. Je vais vérifier auprès des autres, si tu veux, pour avoir plus de détails. Je ne me rappelle plus les montants, mais je suis certaine que nous avons payé la différence entre l’hypothèque et le prix de vente. La maison était en rénovation, elle avait l’air d’un champ de ruines, il a fallu attendre longtemps avant de trouver un acheteur.

Et elle, de continuer à protester. De me parler de ce temps-là, de son honnêteté, de ses bonnes intentions… Visiblement, elle a perdu des grands bouts de l’histoire, de sa propre histoire, en fait. Mais ces souvenirs-là, la maison vendue sans qu’elle en sache le prix et la certitude d’avoir été privée de sa part, sont restés aussi vifs qu’il y a trente ans. Intéressant, ce que la mémoire, couplée à une perception tronquée de la réalité, peut créer ; oublier que la maison dans laquelle on vivait, qu’on avait participé à acheter et à endetter, était grevée d’une hypothèque, mais savoir le montant exact qu’on recevait par mois il y a trente ans est une vraie distortion, non?

Le plus étonnant, c’est que tout cela est présenté avec la fraîcheur, avec l’intensité originelles. Denise me parle comme si tout cela s’était passé hier, comme ça venait de lui arriver, là, juste maintenant. Son mécontentement, son insatisfaction, ses protestations me parviennent sans l’ombre d’une atténuation, d’une hésitation, d’un doute. J’ai droit à ce qui est pour moi la résurrection d’un cadavre que je croyais mort, enterré et décomposé depuis longtemps.

Au fond, c’est cela qui est le plus étonnant.

C’est peut-être de type de mémoire qui s’incarne jusqu’à devenir un(e) revenant, une mémoire tellement puissante que la personne qui l’entretient ne peut s,en défaire, qui vit, tapie sous le quotidien, prête à surgir à tort et à travers dans la tête en un moment d’inattention, volontaire, agressive, demandant ce qu’elle croit être son dû. Une mémoire si sûre d’elle que rien ne peut la faire fléchir – pourquoi survivrait-on, en effet, si ce n’était pour réclamer justice ou la réparation d’un tort?

Les revenants existent vraiment, je vous le dis. Ce jour-là, j’en ai vu un.