Les souhaits

Les souhaits

Il y a ceux qu’on fait à l’occasion des anniversaires, du Premier de l’An, de Noël, et qui n’ont pas beaucoup de poids, tellement ils sont mécaniques. Et il y a les autres, tous les autres, de toute nature – je veux que ce gars me regarde, je veux vendre mon tableau, je veux voir du rose au ciel, je veux voir la Chine, je veux que la rivière gèle demain, que cette fille attrape des boutons, qu’elle dévale la colline , etc – qui cherchent, mettant un pied lourd et maladroit, à s’installer ferme dans le futur et à le dessiner par avance. Inutile tentative dont le temps et les événements se moquent en riant haut et fort, répercutant le son de ce rire sur les parois rocheuses de notre esprit insatisfait.

 

 

Pour rappel

En ces temps troublés où les valeurs personnelles et sociales auxquelles on adhère et qu’on s’évertuait à renforcer depuis des années volent en éclat devant nos yeux, il est bon de se rappeler quelques vérités. Pour ne pas sombrer. Sombrer, comme des bateaux dont le gouvernail est cassé, et qui essaient de rester à flot durant un orage violent. Sombrer, comme enterrés sous des montagnes de détritus puants. Sombrer, dans les tréfonds de nos découragements, là où on ne sait plus nager tellement on est épuisés et essoufflés. Sombrer, dans toute sa détresse et sa splendeur.

Donc, pour rappel, ces quelques vérités :

L’amitié existe encore.

La vérité, bien qu’elle soit relative aux divers points de vue à partir desquels on la regarde, existe encore.

Le sens de la justice, qui n’est pas une notion nouvelle, il s’en faut de beaucoup, existe encore.

Le partage et l’aide bien qu’ils soient souvent colorés par de drôles d’intentions – pas toujours évidemment – existent encore.

La générosité, la gratuité aussi. On les remarque plus, dans le contexte.

La confiance (aussi totale que celle des chiens qui n’ont pas été battus), même si elle est mise à mal par les relations de pouvoir qui se sont terriblement dégradées ces dernières années, existe encore.

L’honnêteté, la droiture, le respect de la parole donnée, qui sont les bases de relations saines et durables, existent encore.

La paix, même passagère – vaut mieux cela que rien -, est possible.

La bonne foi n’a pas disparu de nos échanges.

Le civisme ne s’est pas totalement évanoui, même si on en voit peu sur les réseaux sociaux.

L’eau est de moins en moins polluée, dans nos pays, du moins il le semble.

Le RoundUp s’utilise de moins en moins. Les ventes risquent de monter en flèches les prochaines années, mais bon, toute réjouissance, même temporaire, est bonne à savourer.

La grandeur – ou ce qu’on appelait par ce nom-là – a disparu de nos histoires contemporaines. Le terme sera repris, certainement, d’ici quelques années, les dictateurs l’aiment, mais on pourra en rire.

Et puis, à ne pas oublier, l’amour. Il existe encore. Ou bref, ou sympathique, ou de longue durée, ou rose ou rouge ou gris, il existe encore. C’est, comme on dit à la Bourse, une valeur refuge.

 

C’est ça, le bonheur

Je reviens de la petite maison de Maria. J’ai bien rigolé avec les hommes qui y travaillent à refaire l’électricité, mettre un plafond, installer de la tuile dans la salle de bain. L’espace est sens dessus dessous, avec des vêtements de la Samanta et Emily en boule dans le salon, les meubles du salon dans l’abri de la voiture, et la couche de Pelusa, la chatte, sur le lit d‘Emily. Un fouillis coloré, dans une maison encombrée.

Sur le chemin du retour, sous le soleil qui se fait tout de même rare cette année, je contemple les palmiers plantés il y a 2 saisons, et qui sont bien en santé, j’envie les splendides anthuriums roses de Maria (est-ce que je lui ai demandé de me donner une repousse?), mon regard glisse vers l’espace potager dans la côte abrupte à côté de leur maison, et je reconnais les plants de yucca à leurs tiges idiotes, longues, minces, qui portent quelques feuilles tout aussi idiotes – s’il fallait que les racines yucca ressemblent à leur tige, on ne s’occuperait pas d’en faire pousser, mais, miracle, on dirait que plus les tiges sont minces et ridicules, plus les yuccas en terre sont gros – et je me demande de quoi ont l’air les plants de patates chiricanas, à la chair blanche et à la peau noire, qui sont si bonnes, surtout rôties en tranches minces dans l’huile de coco (il faudra que je demande aussi à Maria).J’avance doucement, presque en dansant, je descends la douce colline où le chemin se courbe, et je considère mes cabuyas. Énormes, qu’ils sont. Enfin, ceux que je vois et qui ont été les premiers à bien s’installer. Les autres, je les devine à travers l’herbe à vaches, longue, mince, et coupante tellement elle est ferme, qui couvre le terrain. Je fais preuve de courage, mais surtout de curiosité, et entreprends de grimper la colline raide qui mène à la maison par l’arrière, pour voir si tous les cabuyas que j’ai plantés pour border le sentier sont vivants.  

Ben oui. Même en ahanant dans mon sentier tortueux, je suis ravie de les voir. Ils vont grossir eux aussi. Chic. J’aurai la bordure de cabuyas dont je rêvais il y a 4 ans. 

Je suis à la hauteur de la maison maintenant. Ou presque. Il y a encore ce bout de terrain dégagé, où j’ai planté des pompons blancs, deux citronniers, un guanabana et cet autre arbre fruitier, dont je ne me rappelle pas le nom… et quelques Canas india qui éclaboussent de rouge le paysage dans lequel je grimpe encore. Tout pousse vite. Il faudra couper quelques arbres hauts dont le feuillage crée désormais tellement d’ombre que les citronniers ne se décident pas à fleurir. Mais lesquels? La mayo, immense parapluie qui assombrit quelques centaines de mètres carrés et qui explose de fleurs jaunes en mai? Ou des amarillos, dont le tronc tout droit lance en hauteur un feuillage qui rejoint presque le soleil? Il faudra que j‘en parle avec Maria.

J’arrive au garage, côté gauche, le mien (l’autre, c’est celui de Daniel, pour l’électricité et la mécanique) où j’ai un lavabo, de l’eau, une table de travail, des sacs pleins de compost de vers de terre, d’autres, d’écorces de coco, deux brouettes, des pelles… et j’arrête ici mon énumération, vous pouvez deviner le reste.

J’examine les repousses de plantes que j’ai mises en pots : il y en a au moins deux douzaines et j’en ai encore plusieurs à replanter. Elles vont bien, sauf le bougainvillier blanc qui n’a pas donné de nouvelles feuilles depuis que je l’ai replanté dans l’idée de lui permettre de s’épanouir, de le voir enfin gros et fleuri. Je gratte une petite branche avec mon ongle, elle est verte sous l’écorce. Il vit encore. Ouf.

Je vais au potager. Voilà deux concombres prêts à manger, je les cueille et les dépose pour faire un peu de désherbage – je les oublierai quand je retournerai à la maison, bien entendu. Tout vient, tout vient bien. Je ne sais pas si j’aurai des tomates avant de retourner au Québec, mais, sûrement, elles ne se perdront pas, quelqu’un en profitera après mon départ. 

Sur la colline, il fait un tout petit vent. Juste de quoi me rafraîchir un peu, moi qui transpire après avoir gravi la colline. Les cigales chantent (est-ce vraiment un chant, ce grésillement persistant?), quelques oiseaux discutent passionnément du haut des arbres, un papillon immense et bleu me passe sous le nez, je souris malgré moi, il est si beau, si beau… 

Et je me dis que ça ressemble à ça, le bonheur.

Je suis immobile désormais. J’écoute. Je me sens légère, vivante, occupée à préserver le vivant, l’air, la santé, la terre, le ciel. En plus, il y a en moi tout un monde, époux, cousins, petits-cousins, frères et sœurs, nièces et neveux, petites-nièces et petits-neveux, enfants à venir, enfants qui sont déjà là, amis à venir, amis qui sont déjà là. Ils font partie de mon bonheur, ils en sont l’essence et la couleur, eux que j’emporte avec moi quand j’escalade les collines et que je cueille les légumes, quand je contemple les couchers de soleil d’ici.

Vraiment, ça ressemble à ça, le bonheur.

 

 

Les cavaliers

Pour toujours devant 

Pour toujours derrière

 

Quatre cavaliers à l’armure rouillée

Aux longs cheveux de chanvre adipeux

Sur des montures essoufflées

 

Marchent devant

Marchent derrière

Sans m’attendre

Sans me rejoindre

 

Mes espoirs

 

 

On s’assoit et on boit du thé

Je me fais du thé

Je m’assois 

Je regarde la montagne

 

Tout ce qui nait là-bas le fait froidement, presque sans cri

Tout ce qui meurt là-bas le fait froidement, presque sans cri

Tout s’agite

Puis tout tombe

Sans bruit

Vu d’ici

 

Assise

Je regarde la montagne

Là-bas

Et je bois du thé

Le processus créateur 3 : la manière

Posons tout d’abord le principe fondateur de la manière de créer, cette troisième étape du processus créateur : un artiste n’a nul besoin de chercher à être différent des autres artistes, il le sera forcément, inévitablement, par sa nature même. Personne ne ressemble à personne d’autre, nul ne voit la vie de la même façon qu’un autre, nul n’a les mains et le cœur de quiconque autour ou loin de soi, personne n’utilise les mêmes images, les mêmes mots dans le même ordre, ou les mêmes couleurs superposées, les mêmes lignes pour le dessin; en fait, il n’y a pas deux arbres exactement semblables sur la terre, et il en est de même pour les humains. Cela se comprend et s’accepte tout de go et les conséquences de cette réalité pour le processus créateur sont immenses : voici disparues les inquiétudes au sujet du plagiat et de l’originalité de l’œuvre qu’on veut créer. Ça clarifie la situation, déjà.

Donc, tous les êtres humains sont différents les uns des autres. Une fois cela reconnu, Il va de soi que chaque artiste, chaque créateur possède une façon innée de voir et de présenter le réel. Cependant, pour réaliser son œuvre, le créateur doit parcourir le chemin qui mène à son noyau propre, à son essence, celle qu’il doit dégager du fatras de ce qu’il a appris, de ce qu’il aime, ce qu’on lui a dit de faire, de ce qui est correct et ce qui ne l’est pas, etc.  Il lui faut traverser ces filtres, dépasser ces manies, toquades et croyances les unes à la suite des autres pour se sortir de la gangue sous laquelle son vrai moi créateur, ses créations étouffent. Quelquefois le chemin de cette libération est très long. On peut créer durant tout ce temps, mais il faut cheminer dans le sens de l’allègement, sinon notre œuvre sera statique, plastique, immobile, et nous aussi.

Notre manière de créer, notre style, nos sujets proviennent directement de ce que nous sommes, de notre manière de voir, de sentir, d’analyser, de jauger et juger, de considérer le monde et la réalité, ils sont nés entièrement de nos connaissances et de nos expériences émotives, traumatisantes ou pas, de nos intérêts pour les êtres et la matière, en somme, du contact entre notre caractère et ce qui constitue notre vie, à commencer par les circonstances dans lesquelles nous avons été projetés à la naissance. 

C’est le point de départ de la manière, c’est-à-dire du style, de l’originalité qu’on a – qu’on aura – en tant que créateur. 

Par la suite, la recette est simple et toujours la même, il faut travailler. Il faut exprimer, puis ordonner, puis corriger, puis parfaire – ses mots, ses sujets, ses idées, son terreau, ses mélodies, ses formes, ses mouvements, les gestes confus ou organisés qui surgissent et s’imposent dans notre espace intérieur. Cette substance matérielle ou immatérielle que nous sommes allés glaner, chercher, empiler, il faut déterminer de quelle manière on l’arrange, on l’assemble, on la développe, pour qu’elle devienne ce que l’on sent, ce que l’on veut qu’elle soit, et aussi ce qu’elle veut être ; c’est ainsi qu’elle nous sera propre, qu’elle sera le témoin et le résultat de notre manière de créer. En tant que créateurs, nous sommes donc entre l’énergie et la matière, entre la glaise et le pot, entre l’idée et la phrase, entre le corps et la danse, entre le pinceau et l’image terminée, entre l’appareil photo et le sujet.

Certains artistes trouvent très rapidement leur manière et surfent sur cet acquis (?) durant le reste de leur carrière. D’autres en font une découverte lente, difficile, ardue, mais enrichissante, nourrissante pour eux et pour ceux qui apprécient leurs créations. Il n’y a pas de modèle, vraiment, cela dépend du travail sur les œuvres et du travail sur soi-même.

En principe, les créateurs qui veulent évoluer ont une manière qui est toujours en mutation, qui fait l’objet de leur curiosité constante; elle est vivante, étonnante, même à leur insu – on ne contrôle pas tout, heureusement. Qui, en effet, ne veut pas réaliser sans cesse de meilleures œuvres, plus achevées, plus signifiantes, plus pures, plus éloquentes ? 

Notre manière de créer est, ainsi, toujours en processus; elle est à la fois une recherche et une découverte, c’est le fil rouge vif de nos vies d’artistes. Au-delà des sujets, au-delà des matières, notre manière donne la forme à notre impulsion et à la matière dont on s’en sert dans notre œuvre. 

J’ai envie d’ajouter à ces considérations une pensée qui accompagne toujours mes réflexions au sujet des créations et des créateurs.

Il me semble que les créateurs ont une obligation de clarté. Ne vous méprenez pas! Ce n’est pas la clarté de l’œuvre que je revendique – quoique cela ne fait pas de tort, vraiment – mais celle du créateur vis-à-vis lui-même. Le créateur doit être en contact avec son esprit, sa pensée, ses émotions, il doit les reconnaître, les nommer, ne serait-ce que confusément, pour pouvoir cheminer comme être humain. Si le créateur ne chemine pas, son œuvre restera statique, elle perdra ce qui lui permettrait d’évoluer, de vivre dans l’œil de ceux qui essaient de s’en imprégner pour mieux comprendre le monde, dans le cœur de ceux qui essaient de la saisir par tous les pores de leur être.

Évidemment, je ne donne ici que des considérations que je juge fondamentales. Vous aurez remarqué que pas une fois je n’ai parlé de corriger, de remplacer, d’aller consulter le dictionnaire, de recuire un pot, de casser une porcelaine en mille morceaux, de détruire une toile ratée (?), de se retirer d’un projet qu’on juge immoral. Sachez que tout cela est inclus ici. Pour parcourir le long chemin jusqu’à son essence propre, son noyau vivant, le créateur doit faire des choix, patienter et attendre de sentir, de savoir ce qui lui correspond le mieux, ce qui est le plus vrai pour lui. Patience. Travail. Travail. Patience.

La manière d’un créateur lui appartient totalement et, d’une certaine façon, c’est réciproque: le créateur a tendance à s’identifier à sa manière; ainsi, il en devient le jouet et risque de la scléroser, de se scléroser. Mais, s’il évolue comme être humain, sa manière et lui évolueront de concert. En fait, pour trouver, utiliser et renouveler notre manière de créer, il faut d’abord travailler sur soi; mais cela, bien entendu, est une tout autre histoire. 

 

 

Le long chemin jusqu’ici

Durant la nuit dernière, celle que j’interromps pour écrire, je me suis réveillée d’un cauchemar durant lequel je me demande quoi faire de ma vie, de mes talents. Je suis à une croisée de chemins et, tout autour, il y a du brouillard. J’agite les bras dans tous les sens pour le dissiper, en vain; il est toujours aussi dense, aussi effrayant, et je veux avancer, mais je dois plonger, faire confiance, et c’est ardu, souffrant. J’ai peur de tout mon être, surtout la partie cachée de moi, celle qui a quarante étages.

Au fait, au moment de mon rêve, j’ai 43 étages ainsi répartis : 40 de confusion et 3 de détermination. Grosse de mes 43 étages invisibles à l’œil nu, je flotte au-dessus de mon propre brouillard et la moindre pensée de plonger dans la mer d’incertitudes et d’ignorance qui m’entoure me plonge dans des angoisses innommables. Je ne sais pas travailler, je suis incapable de m’asseoir pour penser, c’est trop inconfortable, je risque d’éclater sur place comme une grenade dégoupillée ; il n’y a que la fuite qui permet d’oublier, pour un instant, le malaise sur lequel je nage péniblement une brasse immobile.

Mon compagnon de l’époque essaie de me dire comment procéder : demande-toi où tu veux être dans un an, deux ans, trois ans, détermine tes objectifs, fais un plan, suis son plan… Ça m’effraie. Ça me sidère. Il m’effraie, il me sidère. Je suis incapable de faire un plan de ce genre, je peux à peine vivre au jour présent. Sa suggestion me met dans un état d’immobilité agressive. Je pourrais, s’il continue, lui sauter au cou. Comment peut-on décider d’agir de façon aussi superficielle, organisée, simplette? Je ne me comprends pas, d’accord, mais lui me comprend encore moins. Juste sa suggestion me fait reculer d’un demi-tour de terre dans la relation. Reculer, reculer. Je ne sais pas s’il a raison, mais, s’il a raison, c’est invraisemblable, c’est inutile de continuer à vivre, je suis incapable, incapable de voir la vie, ma vie, de cette façon. 43 étages, je vous dis, et 40 de confusion.

Quand je me suis réveillée, tantôt, j’étais intéressée par des cours de musique et je me demandais si on m’accepterait en faculté comme étudiant libre. Sans doute un des premiers étages de mes constructions psychologiques et émotives de ce temps-là vient de se désagréger, ou de se manifester, et remonte jusqu’à ma conscience endormie. Fallait-il que j’aie peur de mes millions de secrets pour que ça dure encore et encore. Et encore.

Le moment présent

Au moment présent, il n’y a ni douleur ni joie qui dure, il y a peut-être une explosion, la montée d’un moment de conscience. Au moment présent, il n’y a ni tristesse ni mélancolie qui s’installent, ni non plus d’espoir ou de jalousie. Les moments présents passent, fulgurants, puis font place. Font place à une autre émotion, une autre pensée, un autre moment. Présents.

Le moment présent est-il une bombe silencieuse, le tranchant aiguisé d’une lame, un lac profond, un marais puant? Le moment présent est-il un pétale de fleur, un mot mal prononcé, une danse lascive et brève? Est-il un parfum qu’on voudrait oublier, un arbre qui s’écrase de vieillesse, un champignon qui lance ses spores? Est-il un enfant qui meurt, un médecin qui renonce à son âme, la carapace d’un crabe qui s’ouvre, un poulpe qui perd un tentacule? Est-il un tsunami, une mer étale, l’éternité qui prend une respiration?

Est-il rond, oblong, étoilé, cylindrique? Traverse-t-il le temps et l’espace comme nous ne savons pas le faire? 

Sitôt qu’on le regarde, il s’enfuit, déjà historique, déjà jeté dans le fourre-tout de ce qui n’existe plus.

Bruine d’été

Il tombe une petite bruine, ça mouille tout, même les cheveux, même quand on est à l’intérieur de la maison, et il fait froid. L’été se fait attendre, c’est un effet des changements climatiques. Quand on marche, il faut faire attention de ne pas glisser sur l’argile mouillée, conséquence collatérale desdits changements. L’argile est saturée, saturée, saturée d’eau; il faudrait des pics à glace (à argile?) sous les chaussures.

C’est tout de même beau, vert, vivant, foisonnant, débordant. Un feu d’artifice de feuilles, de branches, d’herbes hautes, basses, coupantes ou douces, échevelées, de fleurs qui essaient de se distinguer dans l’éclairage tamisé des nuages – si bas qu’on les a sous le nez. La vie à son plus résilient, son plus fondamental, son plus bavard. Elle bouscule tout, même l’idée -saugrenue – que la pluie pourrait être triste.

Adieu

Elle avait choisi une petite robe blanche, cadeau de sa mère, c’est d’ailleurs cette mère qui me le confiait pendant que, tous réunis sur la galerie, sa famille et nous, on la regardait parler à chacun, poser des questions, se lever péniblement pour enlacer quelqu’un, puis se rasseoir. Le temps était exceptionnellement beau pour octobre, on se serait cru en plein été, moins la lourdeur. Chaleur sans pesanteur, et un petit vent qui passait de temps en temps.

Elle avait mis cette petite robe blanche sans manches, et on pouvait voir que son sein gauche était nettement plus volumineux que son sein droit, qu’elle avait perdu du poids puisqu’elle flottait dedans et que même l’emmanchure de cette petite robe toute simple, droite, dont le tissu, passait du plus fin au plus épais en larges bandes, était un peu trop grande. Mais jolie, cette robe, sur la jolie Catrina.

La robe arrêtait un peu en haut des genoux, laissant découverts ses mollets encore musclés par les milliers de kilomètres de course, et on pouvait noter la douceur de sa peau couleur miel au sarrasin, sans taches de vieillesse ou de rousseur. 

Elle portait des sandales plates, confortables, c’est sa dernière-née qui les a portées par la suite, même si elles étaient trop petites, la fille dépassant la mère de plusieurs centimètres. Elle avait encore et toujours ce sourire lumineux, les deux incisives légèrement écartées, et les yeux brillants. De larmes, oui. Souvent. Puis avec le sourire. Puis avec le regard qui se posait sur chacun d’entre nous. Doucement. Affectueusement.

Puis il y a eu une femme qui jouait du violon. Et, pendant la mélodie sereine, elle a fait ses adieux.

Et puis après, Patrice son compagnon, l’a prise dans ses bras et l’a portée jusqu’au ruisseau. Depuis, il ne cesse de penser : « Je l’ai portée à sa mort, c’est moi qui l’ai amenée à sa mort » et il pleure. En se retenant, comme les hommes le font. Mais il pleure quand même.

Daniel et moi sommes restés sur la galerie, laissant la famille accompagner notre amie sur le bord du ruisseau, sous les arbres que Patrice a plantés, près du pont qu’il a construit. Les bleuetiers étaient rouges, le gazon était vert, si vert, et le ciel acheminait ses petits nuages insignifiants vers un autre ailleurs, à l’Ouest.

Nous sommes rentrés chez nous. Je ne sais plus ce que j’ai fait ces deux heures durant lesquelles la famille de Catrina est restée sur le bord du ruisseau pour l’accompagner dans la disparition de sa conscience si vive, de sa vie si courte. Je crois que j’ai pleuré. Je ne me souviens plus.

Puis, une fois le corps parti, nous sommes retournés sur la galerie pour les retrouver, eux la famille et nous, les voisins, et Catrina n’était plus là. Tout son monde a rapporté des aliments sur la galerie, sur la table, sous le parasol. Il faisait encore beau, encore chaud. Et on a mangé un peu, en pleurant, en riant, en ne retenant rien. Une sorte de célébration tendre, profondément compatissante jusque dans ses moindres pensées, humaine jusqu’à la bonté pure, jusqu’à l’émotion qui accepte d’être partagée, vue, assumée. Et cela était franchement exceptionnel.  Exceptionnellement douloureux et tendre. Un hommage douloureux à la vie qui passe, à nos vies qui passent. À Catrina qui n’est plus. Qui n’est plus.