Category Archives: Humeur

Énumération

Il y en a qui écrivent comme on remonte à force de bras l’eau d’un puits, avec effort, acharnement, entêtement, espoir
Il y en a qui écrivent comme on rejette son eau trouble dans une source claire
D’autres qui écrivent sans savoir que les mots sont des lames aiguës, aiguisées, et qui tournent le dos quand les couteaux ont frappé
Il y en a qui écrivent en roulant des épaules, convaincus qu’ils flottent au-dessus des épinettes de nos têtes
Il y en a qui écrivent comme on se gargarise, ça renâcle, ça crachote, ça toussote mais ça ne sert à rien
Il y en a qui écrivent comme on cueille une goutte de rosée un matin d’automne froid, avec parcimonie, en frissonnant, avec respect pour la promesse d’un jour nouveau, d’une eau nouvelle
Il y en a qui écrivent comme on descend un fleuve, avec rapides, boues, tourbillons et bouillons d’écume
D’autres qui écrivent comme on tend une main ouverte, paume offerte, au vent qui passe
D’autres, enfin, qui déambulent à travers les mots, les assemblant en une courtepointe bigarrée
Il y en a, il y en a
Il y en a
Et il y a moi
Et mon goût de terre
De sillons
De semences
De soins
Qui, comme plusieurs, veut servir
Qui quoi quand comment
Rien, tout. Vous.
Tout ce qui vit, souffre, entend, sent, pense, agit et réagit
Tous les univers visibles et invisibles de nos âmes dans la tourmente, le froid, l’illusion, le vide et le plein.

Orchidée de la montagne de Tinamastes

Grosse comme le bout de votre petit doigt!

L’individualisme

Des fois, l’individualisme de chacune des personnes de notre société – je suppose le mien aussi – m’ennuie profondément. Chacun a son bobo, son chagrin, son regret, son désir, sa chicane irrésolue, sa préférence pour tel chocolat, sa lancinante douleur provenant de l’enfance, son pied mariton (… Madeleine, son pied mariton Madelon) et peut en parler – longtemps. Mais pour chaque ongle qui fait mal, je pense aux enfants qui meurent de faim au Yémen. Pour chaque bout de peinture qui doit être refait – oh malheur! – sur le mur, je pense aux villes en ruines de Syrie ou d’Irak après le passage de DAECH. Pour chaque couette de cheveu qu’on regrette de devoir replacer sans arrêt dans une coiffure savamment organisée qui définit notre style et nous va bien au visage, je pense aux africaines qui portent de l’eau, tous les jours, sur leur tête et ce, durant des kilomètres. Pour chaque discussion sur le gluten, les OGM, les lipides, le beurre et les croissants, tes préférences, mes préférences, ses préférences, nos préférences, nos maux d’estomac, les vins buvables mais pas trop chers, le resto qui vend de si bonnes pâtisseries mais trop cher, l’absence de vertu des patates en poudre, des haricots trop cuits et du baloné séché, je pense aux enfants qui ne mangent pas suffisamment, et dont l’intelligence, la compréhension, la participation au monde, toute la vie, en fait, sera affectée.

Ça donne de la perspective.
Ça me remet à ma place dans l’univers, diablement privilégiée. Scandaleusement privilégiée.
J’ai juste envie de dire merci, merci, merci. Et j’aimerais tellement ne pas entendre autant de plaintes, partout, tout le temps.

Le maudit individualisme qui nous porte à penser qu’on a droit à tout, le bonheur, l’argent, des nuits d’amour torrides sans fatigue ni odeurs, des enfants propres et polis, un gros VUS polluant devant un paysage paradisiaque et, pourquoi pas, un ou deux serviteurs pour faire notre ménage. Le maudit individualisme qui fait que nos services publics sont exangues, parce que nos gouvernements mollassons et influençables les saignent sous la poussée de compagnies privées dirigées par des individus avides. Le maudit individualisme qui fait que la planète crève parce qu’on a droit, n’est-ce-pas, à notre steak quotidien, notre porc hebdomadaire, notre dinde mensuelle et tout ce qui s’ensuit. On sera bien avancés, avec notre couette de cheveu bien placée, quand l’air sera devenu irrespirable. Ça donnera quoi?

Y a des fois. Des fois que. J’ai envie de me fondre dans la masse. De même oublier mon nom, ma date de naissance, le fait que je suis une femme, et de devenir le liant, la chose commune de notre société. L’eau. L’air. Tout et personne. Personne.

Salle d’attente

J’attends. Je suis assise dans la salle d’attente d’un hôpital et j’attends. Les chaises sont toutes occupées par des gens qui attendent, et j’attends moi aussi.

Un vieil homme courbé se promène avec une poubelle, en respirant fort, mal. Je crois qu’il a envie de vomir. Je comprends ceux qui veulent mourir chez eux, ils évitent les poubelles ambulantes et les crachats sonores.

Dans cette salle, deux jeunes femmes attendent aussi. Légères. Elles rigolent, elles lisent. L’une verra un médecin, l’autre l’accompagne, ce n’est rien de grave. Rien du tout. Même ici, elles édifient leur vie. Cette salle n’est qu’un détour rapide sur leur chemin. Pour moi, c’est une destination.

Et, je ne sais si c’est à cause du lieu ou de mon état, mais j’ai l’impression que ma vie s’effrite. Auparavant, mes rêves, mes perceptions formaient un dessin clair, aux lignes fermes qui s’élevaient en lignes droites ou spiralées, qui formaient une image à multiples profondeurs, à multiples mouvements, continus pour la plupart. Mais à présent, ici, maintenant, ce dessin s’émiette. Je n’arrive plus à le voir, à le remettre en place, à en faire adhérer les parcelles. Et ma vie perd son but, ses buts. D’où la pensée qu’il est inutile désormais de vouloir apprendre, faire des projets, entreprendre de nouvelles amitiés, de nouvelles amours, de nouvelles relations. Je n’aurai pas, je n’aurai plus le temps.

Quand on est vieux, il me semble qu’on a moins de valeur. Qu’on est jetables ; que, comme de vieux draps, on achève notre vie utile. Vie utile. Vie utile. Moi qui ai toujours voulu être utile, je comprends pourquoi j’ai du mal à accepter la vieillesse qui vient. Je ne saurai pas quoi faire de moi quand je serai devenue totalement inutile. Quand on est inutile, on doit disparaître, il me semble. Je suppose que, si je me rends là, le travail que j’aurai à faire sera de l’accepter. Accepter cette extrémité de la vie, comme l’autre. On était totalement inutiles, aussi, quand on était bébé. Dépendants des autres, totalement dépendants. Totalement dépendants.

Dans cette salle où j’attends, une femme tousse pour cracher le mucus épais qu’elle a au fond de la gorge, et ma vie s’effrite. Je crois que, si je deviens vraiment malade, je prendrai de la morphine pour mourir rapidement et sans douleur.

Mais quand je ne pense pas à la vieillesse, je n’ai aucun mal à l’accepter parce que je ne la sens pas, même si je la vois dans les yeux des autres. Quand on dort, on dort, c’est sans conscience. Et sans mal.

Il ne faut pas rester trop longtemps dans les salles d’attente des hôpitaux. La vie s’y effrite trop vite.

70 ans

Je me suis dit d’abord : comment je vais faire pour avaler ça ? Ça signifiant : cet âge-là. Puis j’ai pensé : Mais pourquoi serais-je obligée de l’avaler? J’ai assez de 3 repas par jour, J’ai l’estomac plein de tout ce qu’il faut que j’ « avale » pour vivre.
Donc, inutile, vraiment, d’essayer d’avaler l’idée.
Mais c’est 70 ans, quand même. C’est impressionnant.
Je n’en sens rien, à vrai dire, c’est seulement l’idée qui est dérangeante.
Elle flotte autour de moi, je la porte, je la lance, je tourne autour, elle est là. La vieille affaire, la vieille chose informe, la vieille cochonnerie.
Je l’ai vue dès mes trente ans. Elle avait 30 ans, à ce moment-là. 30 ans, c’était difficile à envisager. Déjà. Ça signifiait quitter l’enfance, devenir sérieuse, s’engager, être emportée dans le tourbillon, submergée par l’eau du tsunami du temps qui passe.
Précocement vieille, on pourrait dire. Précocement préoccupée par le fait de vieillir, on pourrait surtout dire.
Alors, l’idée du 70 ans, j’y reviens.
J’essaie de la poser à côté de moi sur le banc ou je suis assise, et j’ai envie de me sauver et de la laisser là, toute seule, à se désintégrer, la vieille affaire racornie, qui prend de la vigueur à mesure que je la nourris.
70 ans.
Je suis assise à côté de l’idée maintenant. Je l’ai déposée comme on dépose une reine, un président américain ou une patate.
Bon.
Quand les gens me regardent, ils la voient plus que moi. Et ils me voient plus que je me vois.
Moi, je ne sens rien. Je ne vois rien, sauf si je me regarde dans la glace.
Oh, bien sûr, il m’arrive d’avoir des trous de mémoire, mais j’oublie le nom des gens que je rencontre, les dates, depuis toujours. Mon toujours à moi, s’entend. Qui dure depuis 70 ans. Et oui, bien sûr, mon cou a changé d’aspect, surtout quand je le regarde avec des verres. Mais il faut aimer être étourdie pour se regarder dans la glace avec des verres de lecture.
L’âge ne sonne pas vrai, trouvez-vous? C’est une convention, une organisation arithmétique, mathématique, culturelle, temporelle. Le fait est que, sur l’échelle du temps, on ne peut saisir que le moment présent.
Là, tout de suite, sur ce banc, j’ai 70 ans, mais je ne les sens pas. C’est comme le réchauffement climatique. Les gens n’y croient parce qu’il se produit à une échelle plus grande que celle qu’ils sont capables de sentir – d’où l’utilité de la science, qui met ensemble des données peu perceptibles à notre échelle, mais qui n’en sont pas moins vraies.
J’ai 70 ans, donc, comme nous avons un réchauffement climatique. Imperceptible par mes sens, mais réel.
OK.
À côté de moi, l’idée se dissout, disparaît. Il n’en reste qu’une poussière. Qui vole au vent.
Et je me lève de mon banc de parc. Pour ceux qui regardent, je disparais de cet espace-temps. J’emporte mes 70 ans. Légère. De belle humeur.
Réconciliation.

Tenir un enfant dans ses bras…

… C’est ce qu’il y a de plus doux au monde.

Mais pouvoir le re-donner à sa mère quand il se met à pleurer, c’est encore mieux. Il faut bien que l’âge ait quelques privilèges!

Aujourd’hui, le jacaranda est en fleurs

Juste à temps pour Pâques.

La nuit par la fenêtre

Quand, le soir, après avoir lu à satiété dans mon lit, j’éteins ma lampe, m’allonge dans le noir et me couvre jusqu’au cou, je me tourne vers la fenêtre de ma chambre. Je regarde ses contours se dessiner lentement, encadrant la nuit. Une nuit cloutée d’étoiles, ou sombre et lourde, ou marine, ou presque blanche, selon le temps et la lune.

Du regard, je plonge dans ce qui m’apparaît alors comme l’infini, et la matière grise à l’intérieur de mon crâne commence à contempler l’immensité à laquelle elle a accès. Elle se pose des questions, essayant de décoder cette image sidérale comme une minuscule fourmi essaie d’appréhender le baobab géant dont elle prendrait au moins trois jours pour faire le tour.

Qu’est-ce que c’est que ce vide ? Jusqu’où va-t-il ? Pourquoi est-il noir ? Qu’est-ce que c’est, le ciel ? La lumière, cette réalité prodigieuse, aura-t-elle changé demain, ne serait-ce que de manière infinitésimale ? Et où donc va-t-on, quand cette impulsion électrique mystérieuse qu’on appelle notre vie se détache de nous ?

Ainsi, je laisse l’espace me pénétrer. Jusqu’aux os. Jusqu’à ce que je n’ai plus ni question, ni inquiétude ni, d’ailleurs, de réponse.

C’est sans doute cela qu’on appelle le sommeil.

Quand le temps nous est donné

À 20 ans, je voulais que mon esprit se développe, que mon savoir gonfle jusqu’à éclater, que mon énergie décuple, que mon nom résonne loin autour de moi ; je me voyais comme une sorte de nuage bénéfique s’étendant jusqu’à l’horizon, et chacun, sous ce nuage, se sentait mieux, plus intelligent, plus heureux.

Aujourd’hui, je sens et je sais que j’appartiens à la terre – je sens mes racines sous mes pieds – à l’énergie qui se transforme incessamment, à la lumière qui se déploie pour créer l’ombre et la chaleur. Je ne suis qu’une manifestation de la vie elle-même, de sa force, de sa transformation, de son impermanence. Je n’ai presque plus ni nom, ni goûts personnels, je fais ce qu’il faut pour rester en vie parce que ça fait partie de mon être, de mon ADN, j’essaie d’alléger toujours davantage les zones sombres de mon corps et de ma mentalité et je suis reconnaissante (envers qui ou quoi, je ne sais) du simple fait de vivre grâce à ce corps que j’ai et qui vieillit tout doucement.

J’admire le ciel, la terre, les plantes et les animaux, qui sont leur essence incarnée – quelquefois je voudrais que ma vie soit aussi simple et belle que la leur – et je m’émerveile et m’étonne sans cesse de la façon dont se conduit la race humaine, à laquelle je ne suis pas terriblement fière d’appartenir, au bout du compte.

Voilà.

On change, quand le temps nous est donné.

Beauté verte

Orchidée au nom encore inconnu. Costa Rica, février 2016

Orchidée au nom encore inconnu. Elle fait 10 cm.
Costa Rica, février 2016