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Petit exercice de construction sur la peur

Je suis allongée, le côté droit de ma tête reposant sur l’oreiller. C’est la nuit noire et j’essaie de m’endormir. Mon attention est attirée par un son régulier, soutenu, de moyenne intensité. J’essaie d’identifier la nature de ce son qui vient de surgir dans ma chambre, dans mon lit, quand je suis aux portes du sommeil, dans un état entre pensées confuses, souvenirs épars et réalité ambiante. Je reste immobile, pour ne pas perturber ce son et surtout sa provenance. Si je ne l’effraie pas, il se prolongera et je pourrai identifier sa source. J’écoute, j’analyse. J’ai envie de lever la tête pour mieux repérer l’intrus qui se dérobe malgré mes efforts, je le fais.

Le son cesse. C’est étonnant. Je repose la tête sur l’oreiller, et…

Voilà. J’ai trouvé. Ce que j’entendais, c’est le battement de mon cœur dans mon oreille droite.

Kshh, ksghh, kshh, kshh…

J’écoute, étonnée, secouée, même.

Oui, c’est bien le battement de mon cœur qui se répercute jusqu’à mon oreille. Mais pour quelle raison mon cœur bat-il si fort?  Est-ce que les parois des oreilles amincissent avec le temps? Est-ce que ma pression est trop élevée? Pourquoi ma pression serait-elle trop élevée? On meurt de faiblesse du cœur, dans ma famille; est-ce que mon heure s’annonce en catimini, un battement à la fois, pendant que le rideau de ma chambre, désormais éclairé par une éclairage lunaire fugace, bat au vent?

Mon pouls s’accélère. Je respire à fond pour me calmer. Tranquille, Maryse, tranquille, comme je dis « tranquille, Luna, tranquille », au chiot du voisin – qui continue à sauter. Comme mon cœur, d’ailleurs. Tiens, le battement est plus sec. Est-ce que mon cœur s’emballe? Non, pas encore. Mais s’il voulait s’exciter, j’aimerais parvenir à le contrôler. C’est ça que j’ai toujours voulu, non? Contrôler mon esprit pour éviter d’être entraînée dans les contrées noires, marécageuses et terrifiantes de mon imagination. Contrôle, Maryse, contrôle. Quand on domine notre esprit, on domine notre corps – c’est ce qu’on nous dit en classe de méditation. J’ai tenté le coup des milliers de fois dans ma vie : contrôler le flux de pensées pour empêcher que mon corps se tende, que mon cœur se précipite et que je coure à toutes jambes vers un ailleurs inconnu, mais à des milliers de kilomètres de la source de ma peur. Laquelle source, pour le moment, est dans mon oreille droite, connectée directement sur mon cœur, ce pauvre cœur dont je ne comprends pas qu’il batte la chamade avec autant d’acharnement.

Et si je tournais la tête? Peut-être que mon oreille gauche est moins mince, que l’artère qui promène le sang dans la région est moins près du tympan, moins près de l’os – c’est l’os, non, qui amplifie le son du battement cardiaque?

Je tourne la tête. Me voici sur l’oreille gauche.

Rien.

Rien de rien. Je n’entends rien. Mon cœur a cessé de battre?

Je retourne sur l’oreille droite. Ben non, idiote. Le battement bien là. Plus appuyé. Il se propage désormais dans ma tête, dans mon cou. Je reste immobile, paralysée. J’ai le choix entre me sentir vivre et avoir peur, ou ne rien sentir et craindre de mourir.

Suffit!  Tant pis pour le sommeil. Je me lève. 

Je retourne à la télé; au suspense que j’ai quitté il y a maintenant quinze minutes parce qu’il m’énervait trop. Je vais terminer le visionnement de l’émission, de la série entière, même; après je pourrai dormir en paix.

 

C’est la vie

On marche, on court, on tombe, on bute, on danse, on rampe, on s’immobilise, on s’écrase, on se casse les os, on se râpe la peau, on hurle un peu, c’est la vie.

Les chiens courent pour récupérer leur bâton, les chats entrent et sortent, indéfiniment, les canards se dandinent, les poules piquent le sol à répétition, les lapins agitent leurs oreilles en radar, les loups hurlent, les morses roulent sur leur graisse, les baleines dansent au ralenti, les dauphins jouent dans les vagues, les poissons se prennent aux filets, les thons voyagent en bande, les castors frappent l’eau de leur queue plate, les marmottes rongent tout, les souris se reproduisent comme des moustiques, c’est la vie.

Le fromage moisit, la viande pourrit, les troncs d’arbres finissent par s’égrener, la terre se fait et se défait avec les feuilles, les branches, les mousses, les os, la chaleur et le froid, le lait surit, l’eau stagnante attire les moustiques, nourrit les têtards, dissout les plantes, tout ça, c’est la vie, la vie, la vie.

Alors, nettoyez tant que vous voudrez, rangez sans arrêt, époussetez à qui mieux mieux, lavez à grande eau, débarrassez votre boisé de ses arbres morts, votre terrain de ses fleurs fanées, vos bosquets de leurs branches inélégantes, vous en serez quittes pour recommencer constamment. Faites acte d’humilité. La vie est plus têtue, plus tenace, plus désordonnée, plus sale, plus propre, plus créatrice, et un million, mille millions de fois plus puissante que vous. Amen.

La jeune femme

C’est une cérémonie de remise de prix à des artistes, incluant des écrivains de tous âges. L’éclairage est mauvais, de sorte qu’on voit très mal d’abord le présentateur (inélégant, avec des pantalons serrés sur de gros objets dans ses poches du devant), puis les divers gagnants qui se présentent au micro, le son est tonitruant, aigu, désagréable. Je suis au sixième rang, à me dire que j’aurais dû m’asseoir derrière – mais je ne pouvais pas savoir à l’avance – et à me demander si je ne changerais pas de siège en plein milieu de la présentation pour protéger mes oreilles. À côté de moi, une jeune femme d’une trentaine d’années à peine. Elle a un joli ventre rond, une grossesse de six mois. Ses cheveux bouclés flottent dans son dos et elle porte une robe noire dont le corsage est parsemé de brillants, et dont la jupe à plis, elle, est mate; sa plus jolie robe sans doute, une robe de fête. Elle a les jambes nues même s’il fait froid, et ses ongles d’orteils sont peints en noir dans ses sandales ouvertes. 

Son corps est posé en oblique sur sa chaise droite et ses jambes sont croisées, même deux fois, son pied droit disparaissant derrière son mollet gauche. Elle a le dos rond, si rond qu’on pourrait croire qu’elle va se replier, se rétrécir, disparaître en son centre, là où son cou pourrait, voudrait, rejoindre ses genoux.

Elle se lève à l’appel de son nom; elle a reçu une nomination pour un prix destiné aux auteurs de livres pour enfants. Elle est grande, et je comprends à la voir debout qu’elle a mis sa belle robe  au cas où elle gagnerait le prix attribué à sa catégorie. On annonce la gagnante, ce n’est pas elle. Elle se rassoit, croise à nouveau ses jambes deux fois, envoie ses pieds le plus loin qu’elle le peut sous sa chaise, se replie, se rétrécit en son centre. Son compagnon, le père de son enfant visiblement, pose sur elle une main assez délicate, légère, consolatrice. 

Je la regarde, je la sens. On dirait que ses épaules vont rejoindre ses genoux et que c’est le bébé à naître qui la retient de se plier en tout à fait. Mais pourquoi une jeune femme, jolie, talentueuse, se referme-t-elle ainsi? Pourquoi ce dos déjà rond, déjà soumis? Quel corps aura-t-elle dans vingt, trente ans quand ce repliement sur soi – littéralement – l’aura encore plus déformée? J’ai mal pour elle à l’avance.

La cérémonie est terminée, je l’aborde, lui dis qu’elle aura de nouvelles chances de gagner. Elle m’entend à peine, me regarde sans me voir, me répond d’un sourire rapide, tendu, puis se retourne la tête vers son compagnon et les deux disparaissent, happés par le centre de la salle et la foule qui s’est levée. Elle n’a pas pris la seconde qu’il lui aurait fallu pour recevoir ce que je lui disais. 

Elle disparaît, et je ne vois plus dans mon souvenir que ce dos rond, trop rond pour être celui d’une femme jeune et en santé. Trop rond pour être heureux. De ce que j’ai entendu, je sais que son livre est une sorte de bestiaire et je me demande si, un jour, elle pourra cesser d’être souris pour devenir tigresse. 

 

Les chagrins

Comme on laisse tomber un sac sur le sable d’une plage, on laisse tomber ses chagrins. Leur destin est d’être avalés par la vague et le sable derrière nous. 

C’est de plus en plus facile à mesure qu’on vieillit. On sait qu’ils ne nous écraseront pas, qu’ils ne feront pas de nous une bouillie si informe qu’on en deviendrait méconnaissable, qu’ils ne nous extirperont pas les tripes du ventre pour les étaler au soleil. On le sait. On l’a appris. On sait qu’on survit. Et, laisser tomber les chagrins comme des feuilles molles nous allège. 

Mais, je ne sais pourquoi, on ne peut jamais tout à fait laisser aller ceux de l’enfance. Ils étaient si lourds, si brûlants, oppressants, qu’ils continuent, de loin en loin, à nous effrayer de leur masque cruel, à nous menacer de leurs doigts visqueux. Ceux-là, ils ne sont ni feuilles molles, ni sacs encombrants, ni tiges épineuses ; ils sont colle, eau glacée, mille-pattes. À chaque fois qu’ils surgissent, il faut les décoller de notre peau, de nos cheveux, les chasser à grands coups de main malhabiles. Mais il en reste, il en reste toujours un peu.

Petite matinée

Il faisait soleil. 

Suis sortie sur le balcon, ai commencé à manger mes céréales à la cuiller à soupe en descendant vers le terrain trempé où mes pas faisaient un bruit de succion, ai considéré arracher quelques pissenlits bien installés parmi les plants de rhubarbe, y ai renoncé à cause de l’état spongieux du terrain et du fait que j’avais les deux mains occupées par le bol de céréales et la cuiller, ai marché quelques pas vers les arbres qu’il va me falloir émonder, ai eu envie de couper les dernières jonquilles de mes bouquets pour les mettre dans un vase dans la maison, y ai renoncé – le chemin qui y menait était trop mouillé et je portais de jolis souliers -, ai regardé sans émotion les buttes de permaculture du potager, me demandant quand je pourrais les libérer de leurs herbes non désirables, et peut-être que je ne le ferai pas étant donné que c’est beaucoup de travail et que ce n’est peut-être pas nécessaire, je verrai, je verrai, ai écouté le voisin deviser avec quelqu’un, probablement son frère, derrière la haie qui borde le ruisseau, en travaillant sur je ne sais quoi tout près du ruisseau, ai eu envie de leur dire : ne parlez pas contre moi, je vous entends, y ai renoncé parce que je n’étais pas certaine que ma blague soit drôle ni que ma voix se rendrait jusqu’à eux et, parce que si ça engage une conversation, j’aurai les pieds dans l’eau plus longtemps et mes souliers pourraient devenir archi trempés, ai regardé mes souliers pour voir si la semelle était assez épaisse pour empêcher que l’eau se rendre jusqu’au cuir, je crois que oui mais vaudrait peut-être mieux ne pas insister sur le bain de pieds, suis retournée sur le balcon, j’avais fini de manger mon bol de céréales avec yogourt et morceaux de mangue, me suis retournée pour regarder à nouveau le terrain qui a beaucoup verdi ces jours derniers à cause de la pluie, ai apprécié à pleins poumons de voir ce vert, ce si joli vert frais du gazon qui pousse au sortir de sa dormance d’hiver, me suis dirigée vers la porte de la maison, ai éliminé quelques coccinelles prêtes à s’y engouffrer aussitôt que je l’ouvrirais, n’ai pas pu les renvoyer toutes – elles voletaient devant moi -, ai ouvert la porte quand même, il en est sûrement entré au moins une demi-douzaine, ai refermé la porte dans mon dos, me suis essuyé les pieds sur le tapis dans l’entrée, ai découvert les orchidées blanche et verte qui ouvrent aujourd’hui, splendides, et me suis sentie heureuse.

Puis, la pluie a recommencé.