La jeune femme

C’est une cérémonie de remise de prix à des artistes, incluant des écrivains de tous âges. L’éclairage est mauvais, de sorte qu’on voit très mal d’abord le présentateur (inélégant, avec des pantalons serrés sur de gros objets dans ses poches du devant), puis les divers gagnants qui se présentent au micro, le son est tonitruant, aigu, désagréable. Je suis au sixième rang, à me dire que j’aurais dû m’asseoir derrière – mais je ne pouvais pas savoir à l’avance – et à me demander si je ne changerais pas de siège en plein milieu de la présentation pour protéger mes oreilles. À côté de moi, une jeune femme d’une trentaine d’années à peine. Elle a un joli ventre rond, une grossesse de six mois. Ses cheveux bouclés flottent dans son dos et elle porte une robe noire dont le corsage est parsemé de brillants, et dont la jupe à plis, elle, est mate; sa plus jolie robe sans doute, une robe de fête. Elle a les jambes nues même s’il fait froid, et ses ongles d’orteils sont peints en noir dans ses sandales ouvertes. 

Son corps est posé en oblique sur sa chaise droite et ses jambes sont croisées, même deux fois, son pied droit disparaissant derrière son mollet gauche. Elle a le dos rond, si rond qu’on pourrait croire qu’elle va se replier, se rétrécir, disparaître en son centre, là où son cou pourrait, voudrait, rejoindre ses genoux.

Elle se lève à l’appel de son nom; elle a reçu une nomination pour un prix destiné aux auteurs de livres pour enfants. Elle est grande, et je comprends à la voir debout qu’elle a mis sa belle robe  au cas où elle gagnerait le prix attribué à sa catégorie. On annonce la gagnante, ce n’est pas elle. Elle se rassoit, croise à nouveau ses jambes deux fois, envoie ses pieds le plus loin qu’elle le peut sous sa chaise, se replie, se rétrécit en son centre. Son compagnon, le père de son enfant visiblement, pose sur elle une main assez délicate, légère, consolatrice. 

Je la regarde, je la sens. On dirait que ses épaules vont rejoindre ses genoux et que c’est le bébé à naître qui la retient de se plier en tout à fait. Mais pourquoi une jeune femme, jolie, talentueuse, se referme-t-elle ainsi? Pourquoi ce dos déjà rond, déjà soumis? Quel corps aura-t-elle dans vingt, trente ans quand ce repliement sur soi – littéralement – l’aura encore plus déformée? J’ai mal pour elle à l’avance.

La cérémonie est terminée, je l’aborde, lui dis qu’elle aura de nouvelles chances de gagner. Elle m’entend à peine, me regarde sans me voir, me répond d’un sourire rapide, tendu, puis se retourne la tête vers son compagnon et les deux disparaissent, happés par le centre de la salle et la foule qui s’est levée. Elle n’a pas pris la seconde qu’il lui aurait fallu pour recevoir ce que je lui disais. 

Elle disparaît, et je ne vois plus dans mon souvenir que ce dos rond, trop rond pour être celui d’une femme jeune et en santé. Trop rond pour être heureux. De ce que j’ai entendu, je sais que son livre est une sorte de bestiaire et je me demande si, un jour, elle pourra cesser d’être souris pour devenir tigresse. 

 

2 thoughts on “La jeune femme

  1. Rachel Laperrière dit :

    On courbe le dos parce que, souvent, on a pas la force ou le droit donné tôt dans la vie, de lever la tête et le corps, droits. On s’échine ainsi, pour plusieurs, toute notre existence.

  2. Bala dit :

    Le dos courbé: la peur, la honte, la lourdeur de vivre, pour certains.

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