Les mots. Le mot est Dieu et Dieu est le mot. Le mot est piano, et le piano est mot. Du moins, c’est ce que j’ai entendu.
Si j’avais à présenter mon travail, je dirais ceci : je détecte les approches erronées, bancales ou fausses dans l’utilisation des mouvements et des sons du corps. Voici un exemple.
Un jour, un artiste est venu me voir. C’était un pianiste de concert dont le répertoire s’était beaucoup appauvri. Quand il devait jouer une composition qui comportait un staccato énergique, beaucoup de force ou un son éclatant, il en était incapable.
Je lui ai fait jouer des pièces dans lesquelles il se sentait à l’aide. Son corps s’y mouvait d’une façon détendue, gracieuse, réconfortante et plaisante pour les sens (comme Clair de Lune, ou la Sonate à la lune, et un ou deux préludes de Chopin de même nature). Cependant, pour l’oeil et l’oreille du spectateur, ses mouvements révélaient un inconfort subtil, mais bien présent sous la surface ; une humilité exagérée, une puissance trop timide. L’énergie de ses mouvements était contenue et avait une qualité sentimentale.
Je lui ai alors demandé de jouer certaines pièces qui lui semblaient hors de sa portée. Il a interprété des passages du Concerto Empereur de Beethoven, celui pour piano no. 1 de Khatchaturian et, de Prokofiev, la Sonate pour piano no. VII. Son interprétation était navrante. Il n’avait pas l’énergie nécessaire pour rendre ces pièces ; quand il les jouait, son corps ressemblait de plus en plus à celui d’une violette qui se fane ou à celui d’un chat qui, par peur de l’eau, contourne furtivement une mare, fasciné, mais prudent et attentif à ne pas tomber.
Je lui ai suggéré de s’asseoir calmement avec moi pendant un moment, le temps que j’absorbe ce que j’avais vu et entendu. Puis, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que c’est, pour toi, le piano? » Il a répondu: « C’est toute ma vie. Sans lui, ma vie ne vaudrait rien. » « Alors, ton approche est celle de l’adoration, on dirait une croyance religieuse. Tu le supplies, tu l’implores de te laisser être un bon pianiste. Tu as peur que, si tu n’es pas gentil avec lui, il te frappe, te rejette hors de son espace. On dirait que tu le traites comme Dieu, un Dieu qui te punirait si tu utilisais envers lui une force plus grande que celle d’une caresse. » Il répondit alors : « Ce que vous dites m’apparaît vrai. Qu’est-ce que je devrais faire? Comment continuer? »
Je l’ai fait asseoir en face du piano de sorte qu’il puisse en observer la forme entière. Puis, je lui ai demandé de défaire l’instrument visuellement, d’en voir les clés, les cordes et les coussinets, les pédales que ses pieds touchaient et la forme du bois qui enchâssait toutes ces pièces ; de voir la force de sa construction et la variété de ses fonctions en termes de sons doux, moyens ou forts – dépendant de l’énergie ou de la force que le pianiste exerce – les tons bas, médians, aigus, etc. Puis, je lui ai demandé de visualiser les êtres humains qui en avaient récolté les divers matériaux sur la terre et les avaient livrés à ceux qui en coupaient et en polissaient les parties, et les transformaient en ce que nous voyions en face de nous. « Regarde cet objet magnifique comme un jouet, amené à son existence présente par l’ingéniosité de l’esprit humain, les 6 sens. Tu peux le défaire en morceaux, mettre les clés là, les cordes ici, les coussins et les pédales dans des endroits différents, retirer les pédales et les pattes et démonter sa boîte et alors, où est le piano? Ou tu pourrais tout simplement laisser là les pièces dispersées, éventuellement elles se dissoudraient, redeviendraient des atomes et seraient emportées par le vent dans l’espace. La forme physique de celui qui joue et de ce qui est joué est de même nature impermanente », lui dis-je.
Puis je lui ai donné l’instruction suivante : « À présent, comme celui qui joue s’assoit dans l’espace ouvert avec ce qui est joué, va au piano et touche-le gentiment avec la paume de ta main, puis avec une force moyenne, puis avec toute ta force. Ne joue par un morceau, pas tout de suite, laisse le son être un vacarme cacophonique. Amuse-toi simplement à exercer des pressions différentes ».
Il a suivi ma recommandation ; graduellement, l’énergie de son corps s’est libérée, et bientôt il tapait sur le piano comme un enfant qui explore toutes les façons d’utiliser un jouet. Finalement, il s’est levé, et j’ai vu que son corps ne portait plus de signes de détresse. Il a marché jusqu’à une chaise de l’autre côté de la pièce, s’y est assis, considérant le piano de loin et l’étudiant pendant un moment. Puis il s’est levé résolument, a marché jusqu’à l’instrument et lui a dit : « Salut, magnifique jouet. Dorénavant, toi et moi allons produire ensemble tous les sons possibles et imaginables. » Puis, il s’est tourné vers moi : « Merci d’avoir libéré mon énergie. J’étais complètement enchaîné à une image mentale d’adoration, combinée à un rêve de récompense céleste. »
Je l’ai vu et entendu jouer à plusieurs reprises après cet épisode, et la richesse de son interprétation était remarquable. Le calme, la chaleur, la tendresse, la douceur et la passion, tout ce qui devait être ressenti et joué dans sa musique en jaillissait, provenant de tout son corps, et s’élevait dans l’espace en une voix joyeuse.
J’ai travaillé avec d’autres musiciens et d’autres artistes dans des champs de compétence différents, et découvert que leur problème, bien souvent, était du même ordre : l’objet de leur jeu, de leur art, devenait menaçant s’ils ne le gardaient pas sous la coupe de leurs croyances. Heureusement, le mouvement et le son de notre énergie vitale nous envoient des signaux de détresse qu’on doit écouter quand notre situation devient angoissante.
Il m’apparaît que le son est utilisé dans toutes les langues qu’on pense, écrit ou parle. La croyance occidentale qui dit que « Dieu est le verbe et le verbe est Dieu » a gêné l’utilisation du son, cette chose abstraite appelée « mot » qu’on utilise pour indiquer des objets et des idées à nous-mêmes et aux autres. Les mots sont vénérés et craints par la majorité des peuples sur terre. Leur utilisation est entravée par la foi en leur pouvoir, encore plus que pour les chiffres parce que, après tout, les chiffres dont des mots constitués de diverses lettres de l’alphabet – comme l’est, naturellement, le mot « mot » ou toute autre désignation.
Il me semble que notre angoisse face aux mots pourrait être allégée si on écoutait le son du silence, quelquefois, pour prendre conscience de l’état d’esprit dans lequel nous baignons. Ça pourrait être le choc qui nous tire de notre sommeil et nous amène dans l’espace joyeux de l’ici et maintenant, libéré des entraves des constructions mentales qui nous enchaînent à nos croyances les plus chères – qui sont probablement erronées.
Monica Hathaway, M 106
trad. Maryse Pelletier