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Pauvres tourterelles!

Un jour, j’étais avec papa, la porte patio de son appartement était ouverte, et nous avons entendu des tourterelles chanter. Vous savez, ces oiseaux beige et brun qui ont une chant composé (c’est beaucoup dire…) de quatre notes pareilles et répétitives? Il m’a avoué spontanément qu’il détestait le chant des tourterelles. Il ne bavardait pas, papa, ne faisait aucune fioritures avec les mots et n’exprimait que le strict nécessaire ou à peu près. Alors, qu’il avoue une haine envers chant des tourterelles était assez surprenant en soi pour que je m’en souvienne.

Sur le coup, j’ai été étonnée. Pourquoi, franchement, détester les tourterelles? Leur chant est répétitif, et puis après? On l’oublie, après quelques minutes. Pourquoi s’attarder à haïr ce qu’on ne peut changer? Pourquoi, en plus, en parler? Ça ne fait qu’encourager le sentiment à se développer, comme une crème qu’on fouette pour la faire gonfler.

C’est seulement plus tard, en combinant des informations éparses, que j’ai compris comment il en était venu là.

Après la mort de maman, il s’était remarié – j’ai l’air de remonter au déluge, mais attendez… Sauf que, par naïveté, par enthousiasme, il s’était mis en ménage rapidement et, ce faisant, s’était fait jouer un vilain tour. Sa nouvelle épouse s’est révélée être d’une jalousie maladive, et le terme n’est pas exagéré. Par exemple, elle l’accusait de faire l’amour avec sa belle-fille dans les toilettes de son propre appartement – quand on en est là, on n’a plus beaucoup de tête qui nous reste, non?

Il n’en revenait pas. Il ne savait pas quoi faire pour que les accusations cessent de pleuvoir sur sa tête. Il ne s’était pas rendu compte tout d’abord qu’il avait affaire à une femme malade et essayait de la raisonner, de nier, de se tenir loin, de changer de sujet, rien n’y faisait. Elle était envers lui d’une jalousie obsessionnelle, et l’intelligence, la droiture, l’honnêteté dont il faisait preuve ne valaient pas des clopinettes quand elle avait décidé qu’il la trompait. Un homme qui essaie de se comporter comme un chrétien respectueux des lois de Dieu ne s’attend pas à ce qu’on l’accuse, et sans arrêt, d’un péché qu’il n’a pas commis et que, peut-être, il n’a pas l’intention de commettre.

C’est en Floride, alors qu’il y passait l’hiver en compagnie de cette nouvelle épouse, qu’il a découvert cela. Et, tout près de l’appartement qu’ils avaient loué, des tourterelles ne cessaient, du matin au soir, de chanter leurs quatre notes répétitives, lancinantes.

Il est devenu tendu, perdu, bouleversé, déstabilité ; mais, incapable de nommer son état, coincé qu’il était entre son devoir, le sentiment d’une injustice profonde et l’incapacité à changer ou dominer la situation, il était désespéré. Son désespoir se transformant au fil des jours en colère et en irritabilité, il en est venu à évacuer sa souffrance et sa tension en jetant son dévolu sur le chant des tourterelles.

Je n’ai jamais pu en parler avec lui. J’ai fait tous ces liens trop tard, malheureusement. Mais c’était un grand garçon responsable, je ne l’ai jamais vu jeter des cailloux aux oiseaux du haut de son balcon et, quand cette épouse est morte, il n’a plus jamais parlé des tourterelles.

À divers degrés, on a tous, je le pense, nos tourterelles. Nul besoin de subir les crises d’une personne obsessionnelle dans notre environnement pour en arriver détester ceci ou cela, et surtout ce qu’on est impuissant à changer. Pour les uns, c’est le bruit – les pauvres! – pour les autres, c’est le jazz, l’odeur des camélias, la couleur rose ou les files d’attente.

Depuis ce temps-là, j’essaie de débusquer mes tourterelles à moi, pauvres créatures, événements ou objets qui me servent de repoussoir, qui illustrent et symbolisent mon incapacité à accepter une situation ou mon refus de m’y adapter. C’est pas toujours simple.

Mais le chant des tourterelles, que j’entends presque tous les jours, est là pour me rappeler de continuer l’exercice. Les tourterelles ne méritent pas qu’on les haïsse. Ni le rose, les files d’attente, le jazz ou le bruit, non?

Ticos et tamales

Ici, à Alfombra, il faut réparer les routes souvent, à cause de la saison des pluies; c’est d’ailleurs commun à tout le Costa Rica. Pour ce faire, la municipalité donne un peu d’argent, mais les villageois doivent contribuer. Pas facile. L’électricité leur coûte le double de ce que nous payons au Québec, et leurs salaires sont entre 5 et 10 fois moins élevés; cela vous donne une idée de l’argent disponible dans les communautés. Tout près du zéro. Très près.

En plus, cette année, le projet de réfection est plus gros qu’à l’habitude. Non seulement on veut remettre toute la route en état, mais aussi en paver des bouts. Il faut donc une somme au moins trois fois supérieure à celle qui est dépensée habituellement. Quelque 3000,00 $ = 1,500,000 colones

Pour trouver l’argent qui manque, les villageois ont eu une idée : profitant du fait qu’il y a une fête de taureaux qui dure 4 jours, au début mars, à San cristobal (le village voisin, aussi partie au projet) ils ont décidé de devenir restaurateurs sur les lieux de la fête. Combien pensent-ils avoir de clients? Quel montant réussiront-nous à amasser? Personne n’en sait rien, parce que personne n’a encore tenté l’expérience. La chose se complique du fait que, pour faire de l’argent, il faut d’abord acheter les denrées de base et louer la cuisine sur les lieux de la fête (700$ pour 4 jours). Quand on sait qu’un repas se vendra aux alentours de 4$, on peut apprécier le nombre qu’il faudra servir pour payer seulement la location de la cuisine !

Ça, c’est le projet.

Pour le réaliser, ça ne va pas tout seul. Par exemple, avant de vendre la nourriture, il faut la préparer. Dire qu’ils ont du courage, ces gens-là est peu dire. Voyez un peu.

La cuisine communautaire attenant à l’arène est grande comme une (petite) église, et peut être utilisée comme celle d’un véritable restaurant. Elle a des comptoirs, des lavabos (qui manquent d’eau des journées entières, ça arrive, je l’ai vécu) un grand poêle au gaz et, au fond, presque dehors, un immense poêle à bois.

Comme base de notre menu, les « tamales » (prononcer ta-ma-lès) sorte de pâté de maïs, riz, légumes et viande, enveloppé dans des feuilles de banane et cuit à l’eau bouillante. Il faut préparer d’abord la pâte de maïs, la faire cuire, puis cuire et assaisoner le riz ; même chose avec la viande, qu’on aura coupée en carrés de 1 ou 2 po. Les feuilles de bananier, elles, sont passées au dessus de la flamme pour les amollir, essuyées avec un linge humide, puis coupées en morceaux de 2 tailles; il faut un grand et un petit morceau, ce dernier s’installant sur le grand pour recevoir la pâte de maïs et le reste. Pas simple.

Mais, en trois jours, nous avons fait 900 tamales. 900 ! Sans compter la ceviche de bananes, le piccadillo de papaye, celui de cœur de palmier, le bœuf et le porc en sauce, le porc et le poulet grillés, les patates assaisonnées et le riz blanc. À certains moments, nous étions 20 personnes dans la cuisine. Et ça, c’est seulement pour les tamales…

Mon amoureux et moi, qui voulions participer de près à ce projet, étions les seuls étrangers dans la cuisine. Tous les autres volontaires étaient costariciens (ils aiment qu’on les appelle les Ticos, les Ticas), hommes et femmes de tous âges. Ce sont les femmes qui cuisinaient, bien sûr, mais les hommes préparaient les aliments, transportaient les denrées, entretenaient le feu, lavaient la vaisselle et le plancher et allaient préparer et dégarnir les tables, entre autres.

Le premier jour, il y avait une jeune femme avec son bébé au sein. Elle est revenue le 2e jour, sans son bébé, puis on ne l’a plus revue. Il y avait des femmes dont les enfants ont quitté la maison, d’autres qui partaient à 13h pour aller récupérer les leurs à l’école. Il y avait aussi deux dames âgées (sans parler de moi) aussi constantes et engagées que les plus jeunes, qui, pas une seconde, ne se sont plaint de la chaleur ou de la fatigue. Et tout ce beau monde coupait, brassait, mélangeait, rinçait et assaisonnait de façon efficace, ordonnée. On aurait dit que la coordination allait de soi, puisque je ne voyais personne ni donner des ordres, ni en recevoir. Les femmes savaient quoi faire, et elles le faisaient. Vite, bien, avec le sourire.

Les Ticos n’ont peut-être pas d’argent à fournir pour les projets de réfection de routes, contrairement à nous les « gringos », mais ils donnent amplement de leur force de travail. Amplement. Sans ceux et celles qui ont travaillé dans cette cuisine durant ces jours, il n’y aurait pas de réparations de routes. Ils étaient d’ailleurs tout étonnées qu’on soit là, mon amoureux et moi, à couper des légumes, à laver la vaisselle, à prendre notre place dans la file de gens qu’il faut pour préparer les tamales.

lls n’ont pas cessé d’être surpris, parce que nous y sommes allés même le dernier jour, celui où on décrotte les chaudrons, où on sort les vidanges et lave le plancher à grande eau. Pas toute la journée, bien sûr. Trois ou quatre heures de travail par cette chaleur (n’oubliez pas le poêle à gaz et le feu de bois…) nous lavaient littéralement de notre énergie. Eux aussi, sans doute. Il ne faut pas penser qu’ils ne souffrent pas de la chaleur. Mais eux, ils restaient, pour la plupart, jusque dans la nuit, pour servir au comptoir.

Au bout de 3 jours de fête, nous n’avions plus ni tamales, ni porc ni bœuf à vendre. Il restait un peu de poulet, qui est parti comme l’éclair. Le 4e jour, il ne restait rien. Rien de rien. On avait tout vendu. Faut dire que le menu était délicieux.

Je ne sais pas encore combien l‘opération a rapporté. Mais c’est tout de même inouï de voir des gens qui donnent tant de leur temps, de leur énergie, de leur savoir, pour participer à un projet communautaire. Je suppose que le Québec d’avant les années 50 ressemblait à ça, dans les campagnes; j’ai entendu parler des corvées pour faire des maisons et des granges, par exemple. Ça s’est perdu avec le temps, avec l’argent aussi, peut-être.

Peut-être.

Frontières et photocopies

J’ai longtemps voulu croire que les frontières entre les pays étaient des barrières artificielles, la preuve en étant que les fourmis les franchissent sans même s’en rendre compte. La réalité est cependant un tantinet différente.

La semaine dernière, mon amoureux et moi décidons d’aller au Panama ; il faut sortir du Costa Rica au moins 3 jours pour avoir droit à un nouveau visa de 90 jours. Les années précédentes, nous sommes passés par le poste frontière de Paso Canoa, le plus important à l’ouest du pays, où s’arrêtent camions, voitures, autobus, et où campent en permanence des marchands de tout, depuis les fausses montres suisses jusqu’à des copies de sandales brésiliennes. Une frontière-bazar, en fait. Cette fois-ci, pour éviter cette cohue, son CO2 et les enfants autochtones qui quêtent, nous voguons vers le petit poste de San Sereno, près de San Vito, dans les montagnes, faisant confiance à ceux qui nous ont assuré que le passage vers le Panama y est simple et rapide.

Commençons par noter que, de San Vito aussi bien que de Sabalito (la ville voisine) il n’y a aucune indication routière pour San Sereno. Il a fallu aller trop loin, revenir, demander une fois, deux fois, pour finir par se retrouver sur une route de terre à peine carrossable, puisqu’elle est en réfection.

Voici San Sereno, finalement. On respire mais juste un peu, à cause de la poussière.

La route étant dans l’état que vous savez, on ne distigue d’abord pas le poste costaricien ; on s’en éloigne donc, on y revient, on y entre finalement pour se faire dire qu’il faut aller à la machine, insérer son passeport, payer 5$ au moyen d’une carte de crédit, prendre le reçu et revenir.

Tout ne va pas sur des roulettes. La machine, accessible seulement d’une petite fenêtre mal placée, est difficile à faire fonctionner ; de toutes nos cartes de crédit, il n’y en a qu’une qui passe et, de nos passeports, le mien refuse d’être lu parce qu’il n’est pas suffisamment épais. Mon amoureux trouve tout de même le moyen de m’émettre un reçu et le douanier estampille nos papiers. Adieu Costa Rica! Il est 12H30.

Bienvenue au Panama! C’est le bâtiment qui arbore un drapeau, et à l’intérieur duquel un autre douanier nous accueille avec un sourire ; nous sommes les seuls voyageurs à vouloir entrer dans son pays.

Après quelques minutes de palabres, nous comprenons que nous devons acheter des assurances pour la voiture –après l’heure du dîner – et lui donner une preuve de solvabilité d’au moins 500$US – c’est nouveau : à Paso Canoa, il suffisait de montrer sa carte de crédit. Nous nous rendons donc au centre-ville, à quelques centaines de mètres, à un guichet automatique, histoire de produire un relevé de compte.

Vous vous en doutez – vous êtes perspicaces – le guichet en question refuse de lire nos cartes de débit, sans doute à cause de la technologie de la puce qui… Mais ne nous lançons pas dans les explications et trouvons un autre moyen de nous procurer la preuve qu’on est solvables. Je vais à l’intérieur de la Banco National de Panama demander à une préposée si elle ne pourrait pas nous donner pas accès à nos comptes. Souriante, elle m’explique que c’est impossible parce que je n’ai pas de compte à sa banque. Je lui demande comment régler notre problème, elle me suggère de louer un ordinateur et de récupérer un état de compte par internet. Ouais! Encore faut-il que cet ordi soit connecté à une imprimante.

Miracle, près de l’école, il y a un magasin qui offre tous ces services! Nous nous y rendons et ça marche. Un autre obstacle de franchi. Il est 13h30 et je commence à avoir faim.

Les assurances, maintenant. Il faut trouver le bureau où on les vend, perdu milieu des friperies qui s’étalent sur la route en contrebas du bâtiment des douanes. Fermé! On lorgne aux alentours, quelqu’un pourrait nous dire, s’il-vous-plaît, si c’est bien le bon bureau et si l’employé(e)… Un garçon de 10 ans descend en courant jusqu’au bas de la rue, vers un restaurant, et hurle quelque chose. On comprend qu’il est allé prévenir l’employé. Bien! On attend. Et on attend encore.

Une femme rondelette monte le chemin, le nez sur son cellulaire. Est-ce notre vendeuse d’assurances ; son allure, pas pressée, nous indique que non. Elle nous dépasse, toujours absorbée par son mini-écran et va jaser avec la vendeuse au magasin juste à côté. Non, décidément, ce n’est pas notre…

Eh bien, oui, c’est elle! Elle revient vers nous, ouvre son bureau qui fait un peu plus qu’un mètre carré et dans lequel règne une chaleur insupportable et nous demande 3 copies de chacun des documents dont elle a besoin. Nous n’avons pas, en doutiez-vous, les copies en question et, bien sûr, sa photocopieuse est en panne.

Mon amoureux prend les papiers, traverse la rue pour se rendre au supermarché en contrebas, sous un soleil de plomb, faire des photocopies. Prudent, il en fait au moins 4. On ne sait jamais.

Il revient, présente les feuilles, la femme écrit des choses, travaille à son ordi en se référant à son téléphone, prend les copies, demande 4 signatures, nous produit un autre papier qu’elle met dans une enveloppe, nous donne une copie de ce papier et nous signale que c’est tout. Nous sortons. Soudain, j’ai un doute… « C’est gratuit, l’assurance? » Mon amoureux retourne vers la vendeuse, qui, même pas confuse, lui charge 25$. Il est plus de 14h et j’ai de plus en plus faim.

Nos papiers en main, nous nous rendons au bureau du Panama, rencontrer le gentil douanier avec qui nous avons fait connaissance il y a maintenant presque 2 heures. Il prend nos passeports, examine nos relevés de compte, s’assoit, prend des notes (ah oui, il veut aussi une photocopie de nos passeports) tout cela en jetant régulièrement l’œil sur le téléviseur devant lui, qui diffuse un programme qu’il trouve drôle. C’est donc hilare, (mais pas à cause de nous) qu’il nous rend nos papiers estampillés et nous indique le chemin vers la douane.

J’essaie de me persuader, avec toute la conviction dont je suis capable, que je n’ai pas si faim que ça.

À la douane, il faut aussi des photocopies. Quoi d’autre! Mon amoureux s’éloigne pendant que je réponds aux questions de la préposée. Elle essaie de remplir son formulaire par internet, qui ne fonctionne pas; elle essaie d’imprimer son formulaire pour le remplir à la main, l’imprimante est en panne (il y a des problèmes d’entretien d’imprimantes dans le secteur, vous avez remarqué!). Elle prend finalement un formulaire déjà imprimé et le remplit, pendant que mon amoureux revient avec ses nouvelles photocopies.

On sort de ce bureau et on se demande quelle est la prochaine étape. Ah, c’est la fumigation. Mais où donc? Ah, il faut faire passer la voiture sur cette petite grille… et la fumée en sort. Bien! Dans le bureau adjacent, on paie 1$ pour cette opération, qui permet de démontrer que le Panama met un soin particulier à tuer les germes qui entrent du Costa Rica et qui pourraient attaquer quoi, au juste? Je ne me le demande pas, il est désormais 14h15 et je ne me crois plus quand je me dis que je n’ai pas faim, et je sens que… Ca y est, on peut partir avant que je me sente mal ?

Oups, pas encore : il nous faut passer par la Garde Nationale. Le jeune Gardien – il a des broches sur sa dentition toute blanche – nous demande, devinez quoi, une photocopie de nos passeports, bien sûr!

Pour la 3e fois, mon chum me quitte pour aller au magasin général où il réussit encore une fois l’exploit de faire fonctionner une machine poussive dont l’encre se raréfie. Je reste à jaser avec le jeune homme. J’apprends qu’on ne peut pas installer une photocopieuse dans les bureaux de gouvernement, que, à cause du décalage d’une heure entre les 2 pays, il faut bien choisir le moment de notre retour si on veut éviter de se buter le nez contre des portes de bureaux fermées etc.

Les photocopies reviennent, le Gardien les compare avec nos photos, qu’il compare avec nos visages, et, tout content, nous donne sa permission de partir. Il est 14H30.

Il aura fallu plus que deux heures pour passer un petit poste frontière où trois quidams se présentent à l’heure. Cette rareté est peut-être, finalement, au-delà de l’absence d’organisation et de communication, la vraie raison pour laquelle tout a été si long : les gardes frontières voulaient se désennuyer. Vous voilà prévenus. Quand vous voudrez gagner du temps, il vaut mieux accepter d’en perdre d’abord. Ainsi, vous ne serez pas déçus.

Dialogue pour sourde

C’est pas vraiment que je suis sourde mais que, des fois, je pourrais l’être et que ça donnerait le même résultat! La semaine dernière, par exemple.

Mon amoureux est à table, il jase avec notre voisin, montréalais lui aussi. Les petits oiseaux chantent, les cigales stridulent, le vent pousse un peu les branches vers la maison… Vous avez compris qu’on est au Costa Rica, je vous fais le dessin pour que vous puissiez apprécier la situation vous aussi.

Amoureux : Ouais, mais le “cat five”, il se connecte différemment du “cat six”.
Voisin : Le « cat six », j’ai essayé de l’utiliser mais, faudrait que je passe par mon router avec un splitter RJ45 , et que je reconnecte mon… Je comprends pas que…
– Moi non plus, soit dit en passant!
Amoureux : C’est parce que le « cat five » se connecte comme ça.
– Et là il crochit les doigts d’une manière que j’ai jamais vue.
Voisin : Ah?
Amoureux : … Et le cat six, comme ça.
– Il crochit les doigts d’une manière encore plus compliquée, il n’a pas suffisamment de doigts d’une main et il en ajoute de l’autre.
Voisin : Ouais, mais y en a pas ici, alors qu’est-ce que je fais pour mon tuyau souterrain?

Là-dessus, mon amoureux se lève et va chercher un petit sac marqué Addison – vous voyez, je vous dit tout! – plein, mais archiplein de guidis, duquel il sort, tout fier, un truc qui ressemble à une bibitte verte à grosse tête transparents et à patte unique et tout aussi grosse et transparente. Le voisin ne se peut plus de contentement :
– Wow! T’as trouvé ça ici?
– Ben non!

Vous avez suivi? Vous êtes chanceux. Ou initié.
J’ai pensé écrire une pièce (brève, rassurez-vous) avec un dialogue de ce genre pour parler d’incommunicabilité, mais ça s’avère compliqué vu que je ne possède pas le premier mot du lexique de ce nouveau dialecte.

Je me suis levée et suis allée arroser mes tomates.
 Je veux bien apprendre tout ce qu’il faut pour me débrouiller dans la vie, même un peu plus, mais y a des fois ou ça m’intéresse moins que d’autres. Quand j’aurai la traduction de ce dialogue, je vous en ferai part, promis. Mais ne l’attendez pas avant la saison des pluies, celle pendant laquelle personne n’a besoin d’arroser quoi que ce soit dans son jardin.

Le scorpion

Hier, mon amoureux et et moi avons travaillé à notre potager. Ici, au Costa Rica, il est constitué de 4 carrés de blocs de béton disposés autour d’une table ronde également en béton. Les bacs ont une hauteur variable, à cause de la pente du terrain, mais ils nous vont généralement à la taille, et on peut y travailler debout sans se défaire le dos.

Il fallait casser littéralement la terre glaiseuse, l’alléger et l’enrichir, pour pouvoir ensuite semer, entretenir – et déguster éventuellement, c’est ça l’idée.

C’est D. qui fait le travail d’homme, et moi je réponds à ses questions ( “Ça va comme ça? – Non, un peu plus de caca de vaca, s’il-te-plaît”) en raffinant les mottes de mes mains gantées.

Soudain, sous sa binette, a surgi, affolé, un scorpion noir, vraiment gros, vraiment grand, au moins grand comme ma main, et j’ai de grandes mains. – Vous saisissez qu’il était impressionnant, non?

D., sans hésiter, l’a coupé en morceaux avec la binette, puis l’a écrapouti sous ses pieds.

On a respiré un bon coup.

C’est le deuxième qu’on voit. Le premier, il y a quelques années, beaucoup plus petit, s’était caché dans une chemise laissée trop longtemps suspendue au bas de l’escalier.

Conversation, plus tard, à table :
Moi, analysant : Je savais pas que les scorpions vivent dans la terre…
Lui, renchérissant : Moi non plus, jusqu’à présent, je pensais qu’ils vivaient dans les vêtements!

Ah, la joie d’apprendre, toujours renouvelée!