Bientôt, je suppose.
Bientôt, je le suppose, je verrai mes frères et mes sœurs partir l’un après l’autre, emportant les images et les rêves de nos enfances, nos genoux éraflés, nos fronts cicatrisés et, par barges entières, nos envies de partir et de découvrir le monde, notre certitude de s’aimer et de rester unis tout le temps, nos chuchotements sous les couvertures la nuit pour essayer de nous aider à comprendre et à déjouer les parents, le bruit des cigales du village l’été, l’odeur du lac où nous avons tant et si souvent nagé, celle du bois coupé et celle des lilas de juin à côté desquels on passait pour aller à l’école, puis nos doutes sur la vie familiale, nos illusions quant à ce qui nous attendait, tout ce qu’on sait les uns des autres et qui devient petit à petit le passé, totalement passé, tout à fait passé, sans possibilité de renouvellement ni d’évolution, souvenirs sclérosés comme des photos jaunies dont le grain disparaît. Disparaît déjà.
Bientôt, je le suppose.
Bientôt, je le suppose, je serai rendue à cette période de la vie où mes amis disparaissent, emportant des souvenirs communs, des fêtes, des recettes particulièrement délicieuses, des moments forts de douceur, de compréhension, d’incompréhension, de découvertes, de trahisons, d’échanges, de temps passé ensemble, des départs, des arrivées… Les amis et amies, cette famille qu’on s’est faite en remplacement de l’autre et qui nous ressemble plus côté cœur et côté métier, côté quotidien et côté questions sans réponses. Ceux qu’on a perdus sans savoir pourquoi, ceux qu’on a perdus en sachant pourquoi, ceux qui nous sont arrivés comme des cadeaux incroyables, ceux qu’on a appris à connaître et à apprécier avec le temps, ceux qui nous ont fait découvrir des aspects de nous-mêmes qu’on aime ou pas, ceux qui sont fidèles, infidèles, constants, inconstants, ces étrangers si familiers qu’ils font partie de notre chair, bientôt, j’en perdrai quelques-uns. Ou ils me perdront.
Bientôt.
Ceux qui ont été les hommes de ma vie, dont je me souviens très bien, pour lesquels je n’éprouve plus qu’une tendresse incertaine et dont je ne parviens pas à retrouver ce qui, en eux, m’a fait tant de peine, tant voyager dans ma tête et dans mon cœur, tant plier les genoux de désir et de chagrin, ce qui m’a fait me tourner vers eux et eux vers moi, l’essence de cela que je ne retrouve pas en moi — comme une huile essentielle qui aurait perdu sa vertu —, ils n’existeront plus bientôt.
J’ai déjà pensé qu’on évoluait quand on le voulait, qu’on finissait par comprendre, par accepter, par avaliser tout ce qui nous a fait mal, ce qui cloche, qui dépasse, tout ce qu’on met de côté d’important sans le dire, je me trompais. Plus j’avance et plus je vois que ceux qui se pensent parfaits restent comme ils sont, que ceux qui n’ont jamais pensé à rien ne pensent encore à rien à moins de l’avoir voulu infiniment, qu’il ne suffit pas d’aimer pour rendre heureux ou pour être heureux, que les jeux de pouvoir existent dans la plus profonde des intimités, que notre corps, cette enceinte sacrée, sert de monnaie d’échange trop souvent, que notre idéal d’amour doit s’excuser alors de disparaître entre nos jambes parce qu’on est incapables d’imaginer survivre à la négociation du couple qui cherche à rester ensemble parce qu’il ne sait comment faire autrement, ou pour se faire souffrir davantage puisqu’il n’y a que ça qui donne, au bout du compte, la sensation d’aimer, perdus que nous sommes dans la confusion de nos sentiments mal nommés. Bientôt, je suppose, la douleur qui reste de cela disparaîtra comme une feuille qui se désagrège à l’humidité, un décor familier qu’on ne voit plus.
On a imaginé la construction de notre vie — s’il y a bien construction —, mais on n’en a jamais imaginé la destruction et la disparition. On n’imagine pas la vieillesse, il n’y a pas d’exemple désirable de vie de vieux. On imagine se faire des amis, on n’imagine pas les perdre. On imagine devenir amoureux, on n’imagine pas perdre son amour aux mains de la grande faucheuse, ou alors, quand on l’imagine, on a tellement de peine que notre cœur s’arrête de battre. On n’imagine plus ce qui vient, ce qu’on veut, hormis ce qu’on sait déjà et qui se répètera, par exemple que les fleurs s’ouvrent et se referment et que les humains sur la planète continueront de faire preuve d’indécence, d’arrogance d’inconscience et de stupidité.
Mais bientôt, je le suppose, je ne serai plus là pour s’en désoler.
Bientôt, je le suppose.
Mais aujourd’hui, je peux prendre tout et tous, aimer tout et tous. Élargir mon regard jusqu’au point le plus éloigné de l’horizon, jusqu’au-delà de ce point, jusque là où l’espace s’élargit et le temps se compte en milliards d’années. Jusqu’à ce que je disparaisse, en fait, et que mes souvenirs deviennent cette poussière dont on fait les étoiles.
J’écris cela et je n’y crois pas. C’est seulement que je voulais finir mon texte avec une idée plus large, plus légère. Mais bientôt, je suppose, je ne me sentirai plus obligée de terminer mes textes avec une pensée positive et jolie – La vie, à la fin, n’est ni positive ni jolie, elle n’est pas non plus négative et laide ; elle est ce qu’elle est, une poussée incompressible.
Bientôt, je le suppose.
Bientôt.
Tellement bien dit! Je ne peux m’empêcher d’ajouter à cela que chacun de ces moments ont été là pour se rapprocher de qui nous sommes vraiment. Là où rien n’a d’importance car l’essentiel étant retrouvé.
J’adore comment tu écris! Ça fait rire, ça fait penser, ça fait réfléchir et peut-être même pour certains, pleurer.
Merci de partager. Bisous amiga