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C’est la vie

On marche, on court, on tombe, on bute, on danse, on rampe, on s’immobilise, on s’écrase, on se casse les os, on se râpe la peau, on hurle un peu, c’est la vie.

Les chiens courent pour récupérer leur bâton, les chats entrent et sortent, indéfiniment, les canards se dandinent, les poules piquent le sol à répétition, les lapins agitent leurs oreilles en radar, les loups hurlent, les morses roulent sur leur graisse, les baleines dansent au ralenti, les dauphins jouent dans les vagues, les poissons se prennent aux filets, les thons voyagent en bande, les castors frappent l’eau de leur queue plate, les marmottes rongent tout, les souris se reproduisent comme des moustiques, c’est la vie.

Le fromage moisit, la viande pourrit, les troncs d’arbres finissent par s’égrener, la terre se fait et se défait avec les feuilles, les branches, les mousses, les os, la chaleur et le froid, le lait surit, l’eau stagnante attire les moustiques, nourrit les têtards, dissout les plantes, tout ça, c’est la vie, la vie, la vie.

Alors, nettoyez tant que vous voudrez, rangez sans arrêt, époussetez à qui mieux mieux, lavez à grande eau, débarrassez votre boisé de ses arbres morts, votre terrain de ses fleurs fanées, vos bosquets de leurs branches inélégantes, vous en serez quittes pour recommencer constamment. Faites acte d’humilité. La vie est plus têtue, plus tenace, plus désordonnée, plus sale, plus propre, plus créatrice, et un million, mille millions de fois plus puissante que vous. Amen.

La jeune femme

C’est une cérémonie de remise de prix à des artistes, incluant des écrivains de tous âges. L’éclairage est mauvais, de sorte qu’on voit très mal d’abord le présentateur (inélégant, avec des pantalons serrés sur de gros objets dans ses poches du devant), puis les divers gagnants qui se présentent au micro, le son est tonitruant, aigu, désagréable. Je suis au sixième rang, à me dire que j’aurais dû m’asseoir derrière – mais je ne pouvais pas savoir à l’avance – et à me demander si je ne changerais pas de siège en plein milieu de la présentation pour protéger mes oreilles. À côté de moi, une jeune femme d’une trentaine d’années à peine. Elle a un joli ventre rond, une grossesse de six mois. Ses cheveux bouclés flottent dans son dos et elle porte une robe noire dont le corsage est parsemé de brillants, et dont la jupe à plis, elle, est mate; sa plus jolie robe sans doute, une robe de fête. Elle a les jambes nues même s’il fait froid, et ses ongles d’orteils sont peints en noir dans ses sandales ouvertes. 

Son corps est posé en oblique sur sa chaise droite et ses jambes sont croisées, même deux fois, son pied droit disparaissant derrière son mollet gauche. Elle a le dos rond, si rond qu’on pourrait croire qu’elle va se replier, se rétrécir, disparaître en son centre, là où son cou pourrait, voudrait, rejoindre ses genoux.

Elle se lève à l’appel de son nom; elle a reçu une nomination pour un prix destiné aux auteurs de livres pour enfants. Elle est grande, et je comprends à la voir debout qu’elle a mis sa belle robe  au cas où elle gagnerait le prix attribué à sa catégorie. On annonce la gagnante, ce n’est pas elle. Elle se rassoit, croise à nouveau ses jambes deux fois, envoie ses pieds le plus loin qu’elle le peut sous sa chaise, se replie, se rétrécit en son centre. Son compagnon, le père de son enfant visiblement, pose sur elle une main assez délicate, légère, consolatrice. 

Je la regarde, je la sens. On dirait que ses épaules vont rejoindre ses genoux et que c’est le bébé à naître qui la retient de se plier en tout à fait. Mais pourquoi une jeune femme, jolie, talentueuse, se referme-t-elle ainsi? Pourquoi ce dos déjà rond, déjà soumis? Quel corps aura-t-elle dans vingt, trente ans quand ce repliement sur soi – littéralement – l’aura encore plus déformée? J’ai mal pour elle à l’avance.

La cérémonie est terminée, je l’aborde, lui dis qu’elle aura de nouvelles chances de gagner. Elle m’entend à peine, me regarde sans me voir, me répond d’un sourire rapide, tendu, puis se retourne la tête vers son compagnon et les deux disparaissent, happés par le centre de la salle et la foule qui s’est levée. Elle n’a pas pris la seconde qu’il lui aurait fallu pour recevoir ce que je lui disais. 

Elle disparaît, et je ne vois plus dans mon souvenir que ce dos rond, trop rond pour être celui d’une femme jeune et en santé. Trop rond pour être heureux. De ce que j’ai entendu, je sais que son livre est une sorte de bestiaire et je me demande si, un jour, elle pourra cesser d’être souris pour devenir tigresse. 

 

Les chagrins

Comme on laisse tomber un sac sur le sable d’une plage, on laisse tomber ses chagrins. Leur destin est d’être avalés par la vague et le sable derrière nous. 

C’est de plus en plus facile à mesure qu’on vieillit. On sait qu’ils ne nous écraseront pas, qu’ils ne feront pas de nous une bouillie si informe qu’on en deviendrait méconnaissable, qu’ils ne nous extirperont pas les tripes du ventre pour les étaler au soleil. On le sait. On l’a appris. On sait qu’on survit. Et, laisser tomber les chagrins comme des feuilles molles nous allège. 

Mais, je ne sais pourquoi, on ne peut jamais tout à fait laisser aller ceux de l’enfance. Ils étaient si lourds, si brûlants, oppressants, qu’ils continuent, de loin en loin, à nous effrayer de leur masque cruel, à nous menacer de leurs doigts visqueux. Ceux-là, ils ne sont ni feuilles molles, ni sacs encombrants, ni tiges épineuses ; ils sont colle, eau glacée, mille-pattes. À chaque fois qu’ils surgissent, il faut les décoller de notre peau, de nos cheveux, les chasser à grands coups de main malhabiles. Mais il en reste, il en reste toujours un peu.

Petite matinée

Il faisait soleil. 

Suis sortie sur le balcon, ai commencé à manger mes céréales à la cuiller à soupe en descendant vers le terrain trempé où mes pas faisaient un bruit de succion, ai considéré arracher quelques pissenlits bien installés parmi les plants de rhubarbe, y ai renoncé à cause de l’état spongieux du terrain et du fait que j’avais les deux mains occupées par le bol de céréales et la cuiller, ai marché quelques pas vers les arbres qu’il va me falloir émonder, ai eu envie de couper les dernières jonquilles de mes bouquets pour les mettre dans un vase dans la maison, y ai renoncé – le chemin qui y menait était trop mouillé et je portais de jolis souliers -, ai regardé sans émotion les buttes de permaculture du potager, me demandant quand je pourrais les libérer de leurs herbes non désirables, et peut-être que je ne le ferai pas étant donné que c’est beaucoup de travail et que ce n’est peut-être pas nécessaire, je verrai, je verrai, ai écouté le voisin deviser avec quelqu’un, probablement son frère, derrière la haie qui borde le ruisseau, en travaillant sur je ne sais quoi tout près du ruisseau, ai eu envie de leur dire : ne parlez pas contre moi, je vous entends, y ai renoncé parce que je n’étais pas certaine que ma blague soit drôle ni que ma voix se rendrait jusqu’à eux et, parce que si ça engage une conversation, j’aurai les pieds dans l’eau plus longtemps et mes souliers pourraient devenir archi trempés, ai regardé mes souliers pour voir si la semelle était assez épaisse pour empêcher que l’eau se rendre jusqu’au cuir, je crois que oui mais vaudrait peut-être mieux ne pas insister sur le bain de pieds, suis retournée sur le balcon, j’avais fini de manger mon bol de céréales avec yogourt et morceaux de mangue, me suis retournée pour regarder à nouveau le terrain qui a beaucoup verdi ces jours derniers à cause de la pluie, ai apprécié à pleins poumons de voir ce vert, ce si joli vert frais du gazon qui pousse au sortir de sa dormance d’hiver, me suis dirigée vers la porte de la maison, ai éliminé quelques coccinelles prêtes à s’y engouffrer aussitôt que je l’ouvrirais, n’ai pas pu les renvoyer toutes – elles voletaient devant moi -, ai ouvert la porte quand même, il en est sûrement entré au moins une demi-douzaine, ai refermé la porte dans mon dos, me suis essuyé les pieds sur le tapis dans l’entrée, ai découvert les orchidées blanche et verte qui ouvrent aujourd’hui, splendides, et me suis sentie heureuse.

Puis, la pluie a recommencé.

 

 

Les deux vieux et la forêt

Et il se trouva qu’ils restèrent seuls, tous leurs amis et parents et enfants et petits-enfants ayant disparu de la surface de la Terre. Ils se promenaient. De loin en loin on les voyait, elle, cheveux blancs flottant au vent, lui, rasé de près, mais toujours avec quelques poils hirsutes qui lui avaient échappé. Ils marchaient, main dans la main, doucement.

Et, comme ils ne pouvaient plus parler à personne d’autre que l’un à l’autre, et qu’à peu près tout ce qu’ils avaient à dire était dit, ils commencèrent à parler aux animaux. 

Ils s’étaient assis, un jour, sur une souche moussue (se relever du sol étant presque devenu impossible) et ils avaient, sans angoisse ni besoin, maintenu un silence léger, aussi léger que leur souffle.

Un écureuil était venu leur signifier de se déplacer un peu, juste un peu, de sorte qu’il puisse récupérer les noix qu’il avait déposées dans un des trous de la souche l’automne auparavant. Et une marmotte avait couru à côté d’eux, jusque pour observer comment ils réagiraient, et ils n’avaient pas bougé, alors elle était revenue, et revenue. Un jour, elle les avait même encerclés avec sa progéniture dans l’idée de lui enseigner que, peut-être, ce n’était pas tous les humains qui étaient agiles, actifs, de vert lime et de noir vêtus et courant dans les sentiers. Une première.

Je dis « parler », mais ça se faisait presque sans sons, vous voyez. C’était seulement une manière d’être au présent, de regarder presque sans voir, de ne demander rien à rien. Juste d’être, vous voyez. Comme un écureuil agile ou une belette curieuse. Quelques instants, le temps que l’écureuil et la belette passent et s’en aillent. Nos deux vieux auraient été surpris, remarquez, d’accueillir un orignal. Mais pas apeurés. Pourquoi un orignal chargerait-il un couple au dos courbé assis tranquillement sur une souche. Ça ne s’est jamais vu, ou dit. Jamais ça n’est passé aux nouvelles. On le saurait si c’était arrivé. On le saurait.

Quand la belette, la marmotte et l’orignal disparaissent à leur vue, ils redevenaient eux-mêmes, prenaient racine sur la souche un peu humide, clignaient de l’œil quand les mouches passaient et recevaient sur les mains un peu de buée matinale qui ressemblait à des larmes.

Un jour, ils disparurent. Ce jour-là, ils avaient entrepris une grande conversation muette et attentive avec la forêt tout entière, un dialogue tant empreint de simplicité et de tendresse que la forêt les avait enveloppés. Ils devinrent mousse, noix, feuilles mortes, poils un peu hirsutes et cheveux au vent. Ils devinrent tout, et rien. Rien de particulier, tout de vivant.

 

 

 

De quatre éléments

Dans cette série télévisée, des guerriers, hommes et femmes, font surgir du feu de leurs mains ouvertes; d’autres guerriers, dans une autre tribu, font jaillir et tourbillonner des colonnes d’eau pour combattre ceux qui leur lancent des bombes de feu. Pas trop loin de ces deux premières tribus, une troisième réussit à élever des murs, à immobiliser dans des socles érigés instantanément tout ce qui ne trouve pas grâce à ses yeux, parce qu’elle peut commander à volonté les mouvements de la terre. D’une quatrième tribu maintenant décimée, il reste un enfant – notre héros – qui peut plier le vent à sa volonté, et qui, éventuellement, pourra maîtriser les 4 éléments.

Je me disais, visionnant cette série, que tous les êtres vivants participaient des quatre éléments. Notre vie provient de la fusion et du mélange inextricable et complexe de ces quatre éléments, ne peut échapper à aucun, ne peut éviter aucun. Grand bien nous fasse.

Le processus créateur

2. La matière

Pour réaliser une œuvre, il faut en assembler la matière constitutive. Quelqu’un qui n’a pas appris à parler ne peut pas composer de poème ; les mots et les idées lui manquent, littéralement. Personne ne peut sculpter de l’air, sauf pour de brefs moments, et un arrangement floral ne se fait pas sans fleurs ou sans matière organique. Pour réaliser son œuvre, sa « création », un créateur a donc besoin de matériaux de base qu’il va organiser pour donner corps (et vie?) à son impulsion créatrice.

Pour les écrivains, ce sont d’abord les mots. Pour les sculpteurs, une ou des matières à triturer, à organiser, à construire; pour les danseurs, leur propre corps dans un espace, pour les chanteurs, leur voix et leurs sons, pour les musiciens, un instrument quelconque ou une série d’instruments, pour les peintres, n’importe quoi qui met de la couleur et des formes sur un support.  Par exemple.

Mais la matière nécessaire à la création ne peut pas être que « matérielle ». Surtout pas. La création n’a de sens et de résonance que si le créateur lui en donne. Et le créateur ne peut donner de sens que si, obéissant à son impulsion intérieure, il transmet sa vision dynamique, son appréciation, son condensé du réel tel qu’il le perçoit ou la signification qu’il veut donner à ce réel perçu.

Il y a donc la matière organique, matérielle, mais il y a de plus, et surtout, toute la matière immatérielle : les idées, les couleurs, les pensées, les visions, les signes, la création et l’utilisation des symboles, l’histoire personnelle (traumas inclus), les tendances de la personnalité, le talent (qui est un cadeau), la persévérance, le travail, le débroussaillage, la mise en forme, la juxtaposition, la contradiction, le raisonnement, les conclusions, les enjeux, les intrigues, la mythologie, l’ouverture de l’esprit et des sens, la remise en question, la maturité, la compréhension, la recherche constante, le lien avec les autres, la volonté de faire, de dire et de montrer, de présenter, d’être accueilli, tout cela (et bien d’autres éléments) utilisé dans l’ordre et le désordre et à répétition, selon les besoins de l’évolution de l’œuvre. 

En somme, quand on crée, quand on cherche la matière nécessaire à l’élaboration de notre création, il faut regarder partout en soi et autour de soi. On rassemble, on empile littéralement des milliers, des millions d’éléments de tout ordre, éléments dont on rejettera la majorité, bien sûr, mais à travers lesquels on choisira avec le plus de discernement possible ceux qui feront partie de l’œuvre. 

Le créateur rassemble cette matière, la jauge, l’estime, l’utilise et la manipule jusqu’à la fin de la composition de l’œuvre. Jusqu’à sa toute fin.

Qui plus est, d’une certaine façon, toute cette matière bouge sans cesse comme une mer, soit sous l’impulsion du créateur, soit d’elle-même, animée par sa propre force vitale. Elle est vivante : les idées évoluent d’elles-mêmes, la lumière danse jusqu’au crépuscule et même tard dans la nuit, les phrases musicales finissent par s’imposer au compositeur, les mouvements naissent du corps (reposé ou fourbu) des danseurs, la mélodie surgit à la lecture des mots (ou sans); l’émotion nourrit cela, le fait éclater, s’épandre, s’ouvrir, éclore. La matière des œuvres est donc vivante dans la tête du créateur jusqu’à la fin de la création de l’œuvre, et après aussi quelquefois – pensez à une œuvre dramatique qui change de signification dans une nouvelle mise en scène, par exemple.

J’irais jusqu’à dire que la façon de reconnaître qu’une matière n’appartient pas à une œuvre, c’est que le créateur la sent morte, rigide, lourde; un créateur qui a la sensation de traîner un poids plus lourd que lui, d’être entravé, piégé, menotté, doit regarder attentivement ce qu’il nourrit, ce à quoi il tient (et qui ne bouge plus), parce qu’il risque d’être entraîné dans une sorte d’enfer immobile où plus rien n’arrive, où l’œuvre ne peut pas naître. Ce n’est pas que le créateur doit contrôler son œuvre, c’est simplement qu’il ne doit pas se laisser entraîner dans les abysses de la confusion ou de la certitude qui précèdent la naissance de l’œuvre et ses multiples étapes. Par exemple, trop d’ambition freine le mouvement naturel des idées; par exemple aussi, la paresse entraîne une lenteur de réaction préjudiciable à l’œuvre, et, à terme, tue l’impulsion.

La quantité de matière nécessaire à la création d’une œuvre est généralement beaucoup plus abondante que la dimension finale de l’œuvre. Il ne faut pas s’étonner d’être malmené, secoué par des torrents d’idées, d’images intérieures, d’influences et de mémoires étranges, par l’abondance des possibilités. C’est l’œuvre qui se débat, qui cherche à percer le sol dans lequel  elle a été semée pour arriver à la lumière. Que le créateur se rassure. Quand il se sent comme un geyser en éruption, il doit seulement s’asseoir,  respirer, regarder, attendre, puis faire. Faire. Et recommencer. Jusqu’à la fin.  La toute fin.

À suivre :

Le processus créateur

3. La manière

Questions de force et de faiblesse.

On entend partout parler de « force » et de « faiblesse », la « force » étant présentée comme une qualité à posséder et la « faiblesse » à proscrire. Franchement, je ne sais trop ce que sont l’une et l’autre. Bien sûr, pour ce qui est des corps, on en voit de plus fort et de plus faibles, et pour des raisons aussi diverses que possible. Mais la force mentale, la force de caractère, celle qu’on veut et qu’on louange, est-ce qu’elle ne serait pas un mélange bien ou mal dosé d’entêtement, d’ambition et d’énergie? 

Si on regarde le comportement des politiciens et politiciennes, on est tenté de voir la force en ceux et celles qui prennent des décisions majeures et la faiblesse en ceux qui tergiversent. Mais, franchement, quand on est responsable de décisions qui vont affecter des millions de gens, ne vaut-il pas mieux savoir discuter, comprendre et respecter, en somme voir les multiples facettes d’une réalité beaucoup plus complexe que celle que la « force » veut nous présenter. Pour la force, tout est faible. Pour la faiblesse, tout fait peur, avec des nuances. 

Et puis, est-ce qu’il n’y a pas de la colère, dans la force? Et de la pitié, dans la faiblesse? L’un et l’autre sont de mauvais conseillers qui rigidifient la réalité ou la liquéfient.

La faiblesse a des vertus, la force aussi. Mais quand il s’agit de déplacer les montagnes, on a le choix : le bulldozer ou le travail combiné de milliers de gens qui, chacun avec sa petite pelle, change le paysage.

Le processus créateur

  1. L’impulsion

L’impulsion est l’idée fondatrice,

l’envie inextinguible de cette idée de voir le jour,

le besoin,

le traumatisme,

la souffrance essentielle,

la sensation de manque,

l’obsession,

l’image essentielle vers laquelle tout le projet converge, de laquelle naît tout le projet ; elle comporte nécessairement une part d’émotion

 

L’impulsion est l’élément fondamental de toute création, quelle qu’elle soit; elle en est la matière vivante première et essentielle. Si on n’a pas de besoin, pas de blessure, pas de vision, pas de désir (personnel ou pas), rien à comprendre, rien à solutionner de toute urgence (un problème psychologique? émotif?), pas de vision de ce qui devrait arriver, de ce qui ne devrait pas arriver, ni à nous ni au monde, pas de souffrance, pas de désir de vivre mieux avec soi, les autres et le monde, pas de désir de comprendre sa souffrance, pas de désir de vivre mieux, on ne fait pas une œuvre. On n’a rien avec quoi travailler, rien qui germe, rien.

L’impulsion a sa propre nature. Elle peut comporter de la douleur, de la fantaisie, le désir d’assassiner ou de ressusciter, le désir de rédemption, le désir de destruction ou de construction, le désir de connaître, d’influencer, d’approfondir. Aussi, c’est corollaire mais indispensable, l’impulsion comporte le désir de se prolonger soi-même en tant que substance importante, de réaliser sa finalité, de finaliser sa réalité.  

Si on veut être capable de travailler avec son impulsion, d’en faire une œuvre, on doit reconnaître sa nature, sa couleur, son odeur. On doit travailler à la connaître sans la blesser, la coincer ou l’étouffer. Il faut donc la regarder et l’interroger avec douceur et insistance, l’analyser sans agressivité, l’examiner avec bienveillance.

Il y a des impulsions noires et rouge sang, d’autres, transparentes mais solides, d’autres translucides et roublardes, d’autre électriques et fugaces, d’autres qui sont des pieux profondément enfoncés dans le sol et qui se mettent à fleurir, d’autres après lesquelles il faut courir tellement elles se dérobent. Tout dépend du degré de conscience (de soi) de l’être en qui l’impulsion naît ou se dépose. Ces impulsions sont aussi variées que les êtres humains qui les ressentent, aussi innombrables que les heures de toutes les journées sur terre.

Mais une impulsion avec laquelle on peut travailler doit être puissante ; elle doit porter en elle une puissance adaptée au mode de création qu’elle commande. On peut tomber d’accord facilement sur le fait que l’écriture d’un haiku, par exemple, est générée par une puissance, une énergie adaptée à sa dimension ; idem pour un roman de 500 pages, qui aurait alors besoin d’une impulsion plus puissante et durable, fait d’un matériau plus dense et lourd –quoiqu’il y ait des auteurs-trices qui écrivent 500 pages sur une idée mince comme un papier de soie et le reste est verbiage.

Cette force première, fondatrice, je l’appelle impulsion plutôt qu’idée parce qu’elle doit contenir l’énergie dont elle a besoin pour prendre forme. Comme un germe.

L’impulsion ne peut grandir que si elle est poussée par l’ego. Il faut de l’ambition pour la propulser malgré les difficultés qu’elle génère. Parce que l’impulsion a cela d’inscrit en elle : elle commande du travail, de la recherche, de la patience, de la souffrance. Il faut vouloir en tenir compte, être mû par elle, mais aussi, il faut en accepter la présence et l’influence en soi. Un être dont l’égo serait faible ou embrouillé – il y a des êtres qui ne (re)connaissent presque rien en eux, qui se laissent porter par le courant, qui, dès le départ, ont été écrasés ou pollués – laisserait tomber cette demande intérieure pour préférer son confort – tout relatif, ça va de soi.

Il faut donc de l’ambition et du courage pour réaliser une œuvre. Parce qu’une œuvre nous expose à nous-mêmes et aux autres. Si on refuse de s’exposer, de se laisser connaître, on se ferme, on s’étrangle, on tue l’essence de l’œuvre et son existence même. Quiconque regarde une œuvre, ou lit un livre, peut avoir une certaine connaissance – au moins intuitive – de son auteur, de sa vision du monde, de sa vision de soi dans le monde, de sa vision du présent et de sa présence au monde, aux autres. Il y a toujours une dimension personnelle intime et profonde à une œuvre, et toujours, aussi, une vision sociale, communautaire, politique. L’œuvre est en quelque sorte une transformation du réel qui charrie dans son sillage une signification plus profonde, plus lourde que le réel tel qu’on le perçoit généralement; ce « réel » est alors est alors amplifié par la loupe déformante (créatrice?) de la personnalité de l’auteur, du créateur. L’ego plaque en effet sur le réel, pour fins de création d’une œuvre, une vision unique, qui le rend compréhensible, perceptible à l’entourage qui la regarde, la lit, l’écoute, prend contact avec elle, la ressent.

Il n’y a pas d’œuvre sans impulsion première, même si cette œuvre est « déformée » par l’habitude du créateur (l’écrivain qui produit son 100e livre, par exemple) ou par la maladresse due à l’inexpérience. Il n’y a pas d’œuvre sans idée ni sans l’impulsion de permettre à cette idée d’être mise dans une forme transmissible aux autres, au monde – même si cette transmission ne se produit pas, au bout du compte.

 

Impulsion, donc. Ambition. Exhibition. Amplification. Puis cristallisation d’un réel déformé par la personnalité du créateur.

 

À suivre.

Le processus créateur

2. La matière

Le processus créateur

Il y a l’impulsion, et il y a la matière.

Puis, la manière.

C’est tout.