Le processus créateur

2. La matière

Pour réaliser une œuvre, il faut en assembler la matière constitutive. Quelqu’un qui n’a pas appris à parler ne peut pas composer de poème ; les mots et les idées lui manquent, littéralement. Personne ne peut sculpter de l’air, sauf pour de brefs moments, et un arrangement floral ne se fait pas sans fleurs ou sans matière organique. Pour réaliser son œuvre, sa « création », un créateur a donc besoin de matériaux de base qu’il va organiser pour donner corps (et vie?) à son impulsion créatrice.

Pour les écrivains, ce sont d’abord les mots. Pour les sculpteurs, une ou des matières à triturer, à organiser, à construire; pour les danseurs, leur propre corps dans un espace, pour les chanteurs, leur voix et leurs sons, pour les musiciens, un instrument quelconque ou une série d’instruments, pour les peintres, n’importe quoi qui met de la couleur et des formes sur un support.  Par exemple.

Mais la matière nécessaire à la création ne peut pas être que « matérielle ». Surtout pas. La création n’a de sens et de résonance que si le créateur lui en donne. Et le créateur ne peut donner de sens que si, obéissant à son impulsion intérieure, il transmet sa vision dynamique, son appréciation, son condensé du réel tel qu’il le perçoit ou la signification qu’il veut donner à ce réel perçu.

Il y a donc la matière organique, matérielle, mais il y a de plus, et surtout, toute la matière immatérielle : les idées, les couleurs, les pensées, les visions, les signes, la création et l’utilisation des symboles, l’histoire personnelle (traumas inclus), les tendances de la personnalité, le talent (qui est un cadeau), la persévérance, le travail, le débroussaillage, la mise en forme, la juxtaposition, la contradiction, le raisonnement, les conclusions, les enjeux, les intrigues, la mythologie, l’ouverture de l’esprit et des sens, la remise en question, la maturité, la compréhension, la recherche constante, le lien avec les autres, la volonté de faire, de dire et de montrer, de présenter, d’être accueilli, tout cela (et bien d’autres éléments) utilisé dans l’ordre et le désordre et à répétition, selon les besoins de l’évolution de l’œuvre. 

En somme, quand on crée, quand on cherche la matière nécessaire à l’élaboration de notre création, il faut regarder partout en soi et autour de soi. On rassemble, on empile littéralement des milliers, des millions d’éléments de tout ordre, éléments dont on rejettera la majorité, bien sûr, mais à travers lesquels on choisira avec le plus de discernement possible ceux qui feront partie de l’œuvre. 

Le créateur rassemble cette matière, la jauge, l’estime, l’utilise et la manipule jusqu’à la fin de la composition de l’œuvre. Jusqu’à sa toute fin.

Qui plus est, d’une certaine façon, toute cette matière bouge sans cesse comme une mer, soit sous l’impulsion du créateur, soit d’elle-même, animée par sa propre force vitale. Elle est vivante : les idées évoluent d’elles-mêmes, la lumière danse jusqu’au crépuscule et même tard dans la nuit, les phrases musicales finissent par s’imposer au compositeur, les mouvements naissent du corps (reposé ou fourbu) des danseurs, la mélodie surgit à la lecture des mots (ou sans); l’émotion nourrit cela, le fait éclater, s’épandre, s’ouvrir, éclore. La matière des œuvres est donc vivante dans la tête du créateur jusqu’à la fin de la création de l’œuvre, et après aussi quelquefois – pensez à une œuvre dramatique qui change de signification dans une nouvelle mise en scène, par exemple.

J’irais jusqu’à dire que la façon de reconnaître qu’une matière n’appartient pas à une œuvre, c’est que le créateur la sent morte, rigide, lourde; un créateur qui a la sensation de traîner un poids plus lourd que lui, d’être entravé, piégé, menotté, doit regarder attentivement ce qu’il nourrit, ce à quoi il tient (et qui ne bouge plus), parce qu’il risque d’être entraîné dans une sorte d’enfer immobile où plus rien n’arrive, où l’œuvre ne peut pas naître. Ce n’est pas que le créateur doit contrôler son œuvre, c’est simplement qu’il ne doit pas se laisser entraîner dans les abysses de la confusion ou de la certitude qui précèdent la naissance de l’œuvre et ses multiples étapes. Par exemple, trop d’ambition freine le mouvement naturel des idées; par exemple aussi, la paresse entraîne une lenteur de réaction préjudiciable à l’œuvre, et, à terme, tue l’impulsion.

La quantité de matière nécessaire à la création d’une œuvre est généralement beaucoup plus abondante que la dimension finale de l’œuvre. Il ne faut pas s’étonner d’être malmené, secoué par des torrents d’idées, d’images intérieures, d’influences et de mémoires étranges, par l’abondance des possibilités. C’est l’œuvre qui se débat, qui cherche à percer le sol dans lequel  elle a été semée pour arriver à la lumière. Que le créateur se rassure. Quand il se sent comme un geyser en éruption, il doit seulement s’asseoir,  respirer, regarder, attendre, puis faire. Faire. Et recommencer. Jusqu’à la fin.  La toute fin.

À suivre :

Le processus créateur

3. La manière

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